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Je tiens à remercier Wendy Loggia,

Beverly Horowitz,

Josh Bank, Russell Gordon, Lauren Monchik,

Marci Senders et, bien sûr, Jodi Anderson, qui m’a inspirée.

Merci à Jacob Collins, Jane Easton Brashares, et William Brashares.

Mes plus tendres pensées à Sam, Nathaniel, et au bébé qui devrait arriver bientôt.

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Il était une fois un pantalon. Un pantalon tout simple - un jean, bien sûr, bleu mais pas trop foncé ni trop raide comme ceux qu’on sort juste du placard le jour de la rentrée. Il était d’un bleu délavé, irrégulier, un peu plus clair aux genoux et derrière, avec de petits traits blancs dans le bas.

Il avait déjà bien vécu. Ça se voyait. Acheter un vêtement d’occasion, c’est un peu comme prendre un chien dans un refuge : on sent que quelqu’un d’autre est passé avant. Notre pantalon n’avait rien d’un chiot névrosé abandonné par ses maîtres, qui aboie à fendre l’âme du matin au soir. Non, le nôtre, c’était plutôt un bon chien que ses propriétaires avaient dû laisser à regret parce qu’ils emménageaient en appartement ou qu’ils partaient pour un pays où l’on mange les chiens, comme la Corée (je crois...).

Ce n’était pas un drame qui avait fait entrer ce jean dans notre vie, j’en étais convaincue. Il avait simplement atterri dans cette boutique à la suite d’un tournant dans la vie de son propriétaire, une de ces périodes de transition tout à fait normales, et pourtant tellement pénibles. C’est ça, la vie de pantalon !

C’était un bon jean, sans prétention. On pouvait se contenter de lui jeter un regard et se dire : « Ouais, bon, c’est un jean, quoi», ou bien s’attarder à admirer sa coupe parfaite et son magnifique dégradé de bleu. Ce n’était pas le genre de pantalon qui veut forcer l’admiration. C’était un bon vieux jean, content de faire son boulot : c’est-à-dire couvrir les fesses de celle qui le portait sans en faire un boudin.

Je l’avais trouvé au fin fond de Georgetown, dans un magasin de vêtements d’occasion coincé entre un marchand d’eau (je ne sais pas pour vous mais, moi, j’en ai autant que je veux au robinet !) et une boutique de diététique qui s’appelle « Yes ! ». Chaque fois que l’une de nous mentionne cette boutique (et nous essayons de la placer aussi souvent que possible dans la conversation), nous hurlons : « YEEEESSSS !» toutes en chœur. Bref, j’étais avec Lena, sa petite sœur, Effie, et leur mère. Effie voulait trouver une robe pour le bal du lycée. Ce n’est pas le genre de fille à se jeter sur le premier chiffon rouge (décolleté) venu comme toutes les autres. Elle voulait une tenue originale.

Si j’ai acheté ce jean, c’est surtout parce que je sais que la mère de Lena déteste les vêtements d’occasion. Des trucs de pauvres, selon elle. Chaque fois que sa fille décrochait un cintre, elle répétait : «C’est sale, Effie.» Et, dans le fond, j’ai honte de l’avouer, j’étais assez d’accord avec Mme Kaligaris. En fait, je préfère mille fois les étalages bien propres du centre commercial, mais il fallait absolument que j’achète quelque chose. Notre jean attendait innocemment, plié sur une étagère près de la caisse. Je me suis dit qu’il avait dû être lavé. Et puis il ne coûtait que 3 dollars 49 cents. Je ne l’ai même pas essayé, ce qui prouve que je n’avais pas vraiment l’intention de le porter. Avec les fesses que j’ai, je ne peux pas mettre n’importe quoi.

Effie a choisi une petite robe très originale, tout à fait le contraire de ce qu’on porte d’habitude au bal du lycée, et Lena a déniché une paire de mocassins avachis. On aurait dit les chaussures de mon grand-oncle. Lena a de grands pieds, elle doit chausser du quarante, quarante et un. C’est la seule partie de son corps qui ne soit pas parfaite. Moi, je les adore, ses pieds ! Pourtant, là, je n’ai pas pu m’empêcher de faire la grimace. Ce n’est déjà pas terrible d’acheter des vêtements d’occasion, enfin, au moins, on peut les laver, mais des chaussures déjà portées...

En rentrant à la maison, j’ai fourré le jean dans le fond de mon placard et je n’y ai plus du tout pensé.

Il est ressorti de l’oubli la veille des vacances, juste avant que notre petit groupe se sépare pour l’été. Je descendais en Caroline du Sud rejoindre mon père, Lena et Effie allaient passer deux mois en Grèce, chez leurs grands-parents» et Bridget partait faire un stage de football à Bahia California (une ville de la côte mexicaine, comme son nom ne l’indique pas).Tibby restait à la maison.

Ce serait la première fois que nous ne passerions pas l’été ensemble, et ça nous faisait tout drôle...

L’an passé, nous avions toutes suivi un stage de maths. Lena nous avait convaincues que cela nous aiderait à avoir de meilleurs résultats. Pour elle, ça a marché, comme d’habitude. L’année d’avant, nous avions travaillé comme animatrices stagiaires au camp des Grands-Bois, sur la côte est du Maryland. Bridget donnait des cours de foot et de natation, Lena s’occupait des travaux manuels et Tibby s’est retrouvée une fois de plus coincée à la cuisine. Moi, je donnais un coup de main à l’atelier théâtre, enfin, jusqu’à ce que je m’énerve après deux monstres de neuf ans et qu’on me transfère dans les bureaux où je passais mes journées à lécher des enveloppes toute seule dans mon coin. Ils m’auraient bien jetée dehors direct, mais je crois que nos parents avaient payé pour qu’on travaille là-bas, alors...

 

Et, avant ça, nous avions passé l’été à nous enduire d’huile solaire au bord de la piscine de Rockwood en nous répétant que nous étions difformes (j’avais des seins énormes et Tibby n’en avait pas du tout). J’avais bronzé, c’est sûr, mais mes cheveux avaient catégoriquement refusé d’éclaircir : pas la moindre mèche blonde en vue.

 

Et je crois que, encore avant... euh, je ne me rappelle pas bien. Tibby a travaillé sur un chantier de bénévoles, à construire des maisons pour les familles défavorisées. Bridget prenait cours de tennis sur cours de tennis. Lena et Effie passaient leurs journées à barboter dans leur piscine. Et moi, je crois que je regardais pas mal la télé, pour être honnête. Enfin, on se retrouvait quand même quelques heures par jour et on ne se quittait pas du week-end.

 

Il y a eu des années plus marquantes que d’autres, comme celle où les parents de Lena ont fait construire leur piscine, celle où Bridget a eu la varicelle et nous l’a refilée. Et l’été où mon père est parti.

 

Nos vies étaient rythmées par les vacances d’été. Durant l’année, Lena et moi, nous allions à l’école publique du coin tandis que Bridget fréquentait un établissement spécial «sport-études» et que Tibby suivait sa scolarité à L’Union, cette drôle de petite école où les élèves s’asseyent par terre sur des coussins et où les notes n’existent pas. Du coup, c’était l’été qu’on se retrouvait vraiment. C’était l’été qu’on fêtait nos anniversaires l'une après l’autre et que tous les trucs vraiment importants se produisaient. Sauf quand la mère de Bridget est morte. C’est arrivé à Noël.

Toutes les quatre, nous étions liées avant même de venir au monde. Nous sommes toutes nées à la fin de l’été, dans un intervalle de dix-sept jours : d’abord Lena, fin août, et moi en dernier, à la mi-septembre. Ce n’est pas vraiment une coïncidence... En fait, c’est même ça qui est à l’origine de notre amitié.

L’été de notre naissance, nos mères se sont inscrites à un cours d’aérobic pour femmes enceintes (non, mais vous imaginez le tableau?), dans un club baptisé Gilda. Il faut dire que c’était la grande époque de l’aérobic. La prof les appelait les «filles de septembre» (Lena est arrivée un peu en avance). Elle devait avoir peur qu’elles explosent en plein milieu du cours car elles étaient enceintes jusqu’aux yeux. Elle allégeait les enchaînements exprès pour elles. Ma mère m’a raconté qu’elle n’arrêtait pas de crier : «Les filles de septembre, vous ne faites le mouvement que cinq fois, attention ! Attention ! » Il se trouve qu’elle s’appelait Avril et les filles de septembre la détestaient cordialement.

C’est comme ça qu’elles ont commencé à se voir en dehors des cours : pour se plaindre qu’elles avaient les pieds enflés, qu’elles étaient énormes et qu’elles ne supportaient pas Avril. Après notre naissance - un vrai miracle : quatre filles (sans compter le frère jumeau de Bridget) - elles ont continué à se voir pour se soutenir mutuellement. Elles nous laissaient gigoter dans un coin sur une couverture pendant qu’elles se plaignaient qu’elles dormaient mal et qu’elles étaient toujours aussi énormes. Le groupe s’est un peu dispersé par la suite, mais l’été de nos un an, et l’année d’après et l’année suivante encore, elles ont continué à se retrouver à la piscine de Rockwood. Pendant ce temps, nous, on faisait pipi dans le petit bain et on se piquait nos jouets.

Après, leur amitié s’est effilochée, je ne sais pas trop pourquoi. Leurs vies sont devenues trop compliquées, j’imagine. Deux de nos mères ont recommencé à travailler. Les parents de Tibby ont emménagé dans cette ferme, là-haut, au col de Rockville. Finalement, nos mères n’avaient peut-être pas grand-chose en commun à part d’être tombées enceintes en même temps. Quand on y pense, c’était franchement un drôle de mélange : la mère de Tibby, la jeune rebelle ; celle de Lena, la Grecque pleine d’ambition qui voulait réussir en reprenant les études; celle de Bridget, fraîchement débarquée d’Alabama; et la mienne, la Portoricaine dont le couple battait de l’aile. Mais, à l’époque, elles ont vraiment été amies. J’en ai encore quelques souvenirs.

Maintenant, on dirait que pour elles l’amitié, c’est un truc en option, qui arrive tout en bas de leur liste de priorités, après le mari, les enfants, le travail, la maison, l’argent, quelque part entre les barbecues et la musique. Pour nous, c’est complètement différent. Ma mère n’arrête pas de me répéter «Attends, tu verras quand tu auras un copain et que tu feras des études. Tu verras quand tu entreras dans la vraie vie.» Mais elle a tort. On ne laissera pas la vie nous séparer.

En fait, tout ce qui a fini par rester entre elles, c’était nous, leurs filles. Elles se sont retrouvées dans la situation de parents divorcés qui n’ont plus grand-chose en commun à part les enfants et le passé. Elles ne sont pas très à l’aise quand elles se voient - surtout après ce qui est arrivé à la mère de Bridget. Comme si elles avaient peur de raviver de vieilles déceptions et peut-être même certains secrets, elles préfèrent en rester à des relations superficielles.

Les filles de septembre, c’est nous maintenant. Les vraies. Nous sommes tout les unes pour les autres. Mais nous n’avons pas besoin de le dire, c’est comme ça, c’est tout. Nous sommes tellement proches que nous avons parfois l’impression de ne former qu’une seule et même personne. Pour caricaturer, il y a Bridget la sportive, Lena la beauté, Tibby la rebelle et moi, Carmen la... la quoi? Le mauvais caractère. Mais aussi celle qui s’implique le plus, celle pour qui notre amitié compte plus que tout.

Vous voulez connaître notre secret ? C’est très simple. On s’aime. On tient les unes aux autres. Et c’est rare, vous savez.

Ma mère dit que ça ne durera pas, mais moi, j’y crois. C’est un signe, ce jean. Il représente la promesse que nous nous sommes faite : quoi qu’il arrive, nous resterons amies. Mais nous nous sommes aussi lancé un défi. Ça ne suffit pas de rester terrées dans nos petites maisons climatisées de Bethesda, au fin fond du Maryland. Nous nous sommes promis qu’un jour nous sortirions de là pour conquérir le monde.

Je pourrais vous raconter que j’ai adoré ce jean dès le premier coup d’œil et que j’ai tout de suite su apprécier sa beauté, etc., etc., mais je préfère être honnête et vous avouer que j’ai failli le jeter à la poubelle. Je vais remonter un peu dans le temps pour vous expliquer comment l’épopée du jean magique a commencé...

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Tu peux fermer ta valise, Carmen ? demanda Tibby. Ça me casse le moral.

Carmen regarda les affaires qui s’étalaient sur son lit sans aucune pudeur. Soudain, elle regretta de ne pas avoir de sous-vêtements neufs. L’élastique de son plus bel ensemble en satin s’effilochait à la taille.

- Moi, ça me stresse, renchérit Lena. Je prends l’avion à sept heures et je n’ai pas encore commencé à faire mes bagages.

Carmen ferma sa valise d’un coup sec et se rassit sur la moquette. Elle essayait d’enlever le vernis bleu marine de ses ongles de pieds.

- Lena, tu pourrais éviter de prononcer ce mot, s’il te plaît? supplia Tibby, avachie au bout du lit. Ça me déprime.

- Quel mot ? voulut savoir Bridget. Bagages ? Avion ? Sept heures ?

Elle réfléchit un instant.

- Tous.

- Oh, Tibou, fit Carmen en lui tapotant le pied (c’était tout ce qu’elle pouvait atteindre de là où elle était). Tout va bien se passer.

Tibby replia sa jambe.

- Tu parles ! C’est sûr, tout va bien se passer pour toi puisque tu pars ! A toi les barbecues, les feux d’artifice et tout et tout.

Elle avait une vision assez personnelle de ce que pouvaient faire les gens en Caroline du Sud, mais Carmen savait qu’il valait mieux ne pas la contredire.

Lena laissa échapper un petit soupir de sympathie.

Tibby se retourna vers elle.

- C’est bon, je n’ai pas besoin de ta pitié, Lena.

La coupable s’éclaircit la gorge.

- Mais je n’ai rien fait, se défendit-elle (quelle mauvaise foi !).

- Arrête de t’apitoyer sur ton sort, Tibby ! intervint Bridget. Là, tu pleurniches.

- Absolument pas, répliqua Tibby.

Elle croisa les doigts sous le nez de son amie comme pour repousser un vampire.

- Mais épargne-moi ton petit discours pour remonter le moral des troupes, s’il te plaît. C’est pas le moment. Ce genre de truc, ça ne marche que sur toi.

- Mais je n’avais pas l’intention de faire de discours, se récria-t-elle (la menteuse !).

Carmen prit son air de fine psychologue.

- Hé, Tibby, tu sais quoi ? Peut-être que si tu continues à être insupportable, finalement, tu ne nous manqueras pas...

- Carma !

Tibby se leva d’un bond en tendant un doigt accusateur vers son amie.

- Je sais ce que tu essayes de faire. Tu veux m’avoir avec tes trucs de psycho, mais ça ne marche pas.

Carmen devint rouge tomate.

- Mais pas du tout...

Les trois filles restèrent muettes, à bout d’arguments.

Finalement, Bridget demanda :

- Bon sang, Tibby, on n’a plus le droit de rien dire, alors ?

Tibby réfléchit un moment.

- Si, si...

Elle détourna la tête pour cacher qu’elle avait les larmes aux yeux.

- Par exemple...

Son regard s’arrêta sur le tas de vêtements empilés sur la coiffeuse.

- Par exemple, Carmen pourrait me dire : «Tiens, Tibby, tu veux ce jean ? »

Stupéfaite, l’intéressée reboucha son dissolvant et se leva pour prendre le pantalon. En principe, Tibby portait des trucs assez affreux, enfin disons très, très originaux. Et là, ce n’était qu’un simple jean.

- Celui-là?

Il était tout marqué à force d’être resté plié.

Tibby hocha la tête d’un air maussade.

- Ouais, celui-là.

- Il te plaît vraiment ?

Carmen omit de préciser qu’elle avait l’intention de le jeter à la poubelle. Si ça pouvait faire plaisir à quelqu’un, c’était tant mieux.

- Mmm.

Tibby voulait une preuve de l’amour inconditionnel que lui portaient ses amies. Et c’était bien normal. Alors qu’elles allaient toutes les trois s’envoler vers de nouvelles aventures, elle, elle allait rester dans la coquette ville de Bethesda tout l’été et débuter sa carrière de caissière chez Wallman pour un salaire de misère.

- Tiens, prends-le, fit Carmen en lui tendant le jean avec un grand sourire.

Elle s’en empara distraitement, un peu déçue d’être arrivée si vite à ses fins.

Lena se pencha pour l’examiner de plus près.

- Mais... c’est le jean que tu as acheté d’occasion à côté de chez «Yes ! » ?

- YEEEEEESSSS ! répliqua Carmen.

Tibby le déplia.

- Il est génial.

Soudain, Carmen regarda le jean d’un autre œil. C’était étrange, maintenant que quelqu’un s’y intéressait, il lui paraissait plus beau.

- Tu ne crois pas que tu devrais l’essayer ? suggéra Lena, l’esprit pratique. S’il va à Carmen, ça m’étonnerait qu’il soit à ta taille.

Les deux filles la fixèrent d’un œil noir, se demandant visiblement qui devait le prendre le plus mal.

- Ben oui, fit Bridget, volant au secours de Lena. Vous n’êtes pas du tout faites pareil, les filles. Ça saute aux yeux, non ?

- Si tu le dis, grommela Tibby, qui en profita pour recommencer à bouder.

Elle ôta son vieux pantalon marron qui n’en pouvait plus, dévoilant des sous-vêtements en coton bleu lavande. Puis elle leur tourna le dos pour enfiler le jean, histoire de faire durer le suspense. Elle remonta la fermeture Éclair, ferma le bouton et se retourna.

- Ta-da-da!

Lena l’examina des pieds à la tête.

- Waouh!

- Tibou, t’es vraiment canon ! s’exclama Bridget.

Comme elle ne voulait pas qu’on la voie sourire, elle se planta devant le miroir pour s’examiner sous tous les angles.

- Vous trouvez qu’il me va bien ?

- J’ai du mal à croire que c’est mon jean, déclara Carmen.

Tibby était toute fine : elle avait les hanches étroites et de longues jambes. Le jean, comme un pantalon taille basse, découvrait son ventre plat et son joli petit nombril

- Tu as l’air d’une fille, pour une fois, ajouta Bridget.

Tibby ne répondit rien. Elle savait bien que les pantalons sans forme qu’elle portait d’habitude lui donnaient l’air d’un sac d’os.

Le jean était un peu trop long, mais sinon, rien à dire.

Cependant, elle parut tout à coup hésiter.

- Je ne sais pas... Peut-être que vous devriez l’essayer aussi

Elle le déboutonna et baissa la fermeture Éclair.

- T’es folle ! s’exclama Carmen. C’est le jean de ta vie. Il t’adore, ça se voit

Maintenant, elle le regardait d’un œil complètement différent.

Tibby le lança tout de même à Lena.

- Tiens, à ton tour!

- Mais pourquoi? Il est fait pour toi,

Elle haussa les épaules.

- Allez, essaye-le.

Carmen remarqua que Lena avait l’air intriguée.

- Pourquoi pas ? Vas-y !

Lena prit le jean avec précaution. Elle ôta son pantalon beige et l’enfila. Puis elle vérifia qu’il était bien boutonné et bien ajusté sur ses hanches avant de se regarder dans le miroir.

Bridget l’examina sans rien dire.

- Lenny, tu me dégoûtes ! soupira Tibby.

- Bon Dieu, Lena ! siffla Carmen en ajoutant machinalement dans sa tête : « Oups, pardon, mon Dieu. »

- C’est vraiment un beau jean, reconnut Lena, chuchotant presque.

Ses trois amies y étaient habituées, mais elles savaient que, pour le reste du monde, Lena était une vraie bombe. Elle avait une peau mate qui prenait une jolie couleur dorée au soleil, de beaux cheveux bruns et lisses, et de grands yeux vert amande. Son visage était si divinement proportionné, si fin, si délicat, que c’en était écœurant. Elles avaient même peur qu’un jour, un metteur en scène la remarque et leur enlève. Mais, en fait, avec les gens super beaux, c’est comme avec les gens qui ont un physique... disons particulier. Une fois qu’on les connaît, on n’y prête plus vraiment attention.

Le jean prenait Lena bien à la taille et suivait la ligne de ses hanches. Il était assez près du corps aux cuisses et juste à la bonne longueur. Quand elle bougeait, il semblait épouser le moindre de ses mouvements. Carmen n’en revenait pas : c’était fou ce que ça la changeait de son éternel petit pantalon beige classique.

- Super sexy, commenta Bridget.

Lena jeta un nouveau coup d’œil dans la glace. Quand elle se regardait dans un miroir, elle se tenait toujours d’une manière un peu bizarre, le cou tendu en avant. Elle fit la grimace.

- Il est un peu trop moulant.

- Tu rigoles ? aboya Tibby. Il est magnifique, ce jean. Il te va mille fois mieux que les pauvres trucs informes que tu portes d’habitude.

Lena se tourna vers elle.

- Je dois prendre ça comme un compliment ?

- Sincèrement, garde-le. Avec, tu es... transformée.

Lena tripotait nerveusement la ceinture.

Elle n’aimait pas parler de son physique.

- Tu es toujours magnifique, renchérit Carmen. Mais Tibby a raison, avec ce jean, tu es... différente.

Lena enleva le pantalon.

- Bee devrait l’essayer.

- Tu crois ? demanda Bridget.

- Oui, à ton tour.

- Elle est trop grande, il ne lui ira jamais, intervint Tibby.

- Vas-y, Bee, insista Lena.

- Mais je n’ai pas besoin d’un nouveau jean. Je dois en avoir huit ou neuf      

-T’as peur ou quoi ? la défia Carmen.

Avec Bridget, ce genre de pari stupide marchait à tous les coups.

Elle enleva son denim brut et l’abandonna par terre, puis prit le jean des mains de Lena et l’enfila. Au début, elle le remonta très haut pour qu’il soit trop court mais, dès qu’elle le relâcha, il tomba impeccablement sur ses hanches. Carmen fredonna le générique de La Quatrième Dimension.

Bridget se tordit le cou pour voir ce que ça donnait de derrière.

- Qu’est-ce qu’il y a ?

- Il n’est pas trop petit. C’est parfait, commenta Lena.

Tibby pencha la tête, étudiant son amie avec attention.

- Tu as presque l’air.,, petite comme ça, Bee. Où est passée notre Amazone?

- Eh bien, les compliments fusent, aujourd’hui ! remarqua Lena en riant. Bridget était grande, carrée, avec de longues jambes et de grandes mains.

On aurait pu croire qu’elle était un peu costaud, mais elle avait la taille et les hanches étonnamment fines.

- Elle a raison, affirma Carmen. Ce jean te va mieux que le tien.

Bridget se trémoussa devant le miroir.

- C’est vrai qu’il est pas mal. Waouh. Je crois même qu’il me plaît bien.

-Tu as vraiment de jolies petites fesses, décréta Carmen.

Tibby se mit à rire.

- Quel compliment de la part de la reine des popotins !

Elle avait une lueur malicieuse dans les yeux.

- Hé, vous savez quoi? J’ai une idée pour voir si ce jean est vraiment magique...

- Laquelle ? s’inquiéta Carmen.

- Tu vas l’essayer. Je sais qu’il est à toi mais, d’un point de vue strictement scientifique, il est impossible qu’il t’aille.

Carmen se mordilla l’intérieur de la joue.

- Tu es en train d’insulter mon arrière-train ou je me trompe ?

- Oh, Carma. Tu sais bien que je te l’envie. Mais, à mon avis, ce jean ne peut pas t’aller, c’est tout.

Bridget et Lena hochèrent la tête.

Tout à coup, Carmen eut une vision d’horreur : et si ce jean qui allait si miraculeusement bien à toutes ses amies ne passait pas ses cuisses? Elle n’était pas grosse du tout mais elle avait hérité du postérieur généreux du côté portoricain de la famille. Il était plutôt bien dessiné, et la plupart du temps elle en était fière mais, au milieu de ses trois amies aux derrières bien plus modestes, elle n’avait pas envie de passer pour une grosse dondon.

- Nan, je n’ai pas envie, répondit-elle en se levant.

Elle cherchait désespérément un moyen de changer de sujet mais trois paires d’yeux restaient fixées sur le jean.

- Si, insista Bridget, c’est ton tour.

- Allez, Carmen ! supplia Lena.

Ses amies avaient tellement l’air d’y tenir qu’elle ne se sentit pas le courage de lutter.

- D’accord. Mais je sais qu’il ne va pas m’aller. C’est sûr.

- C’est ton jean quand même, Carmen ! protesta Bridget.

-Très juste, Auguste ! Mais je ne l’ai jamais essayé.

Elle retira son pantalon-trompette noir et enfila le jean. Il ne resta pas bloqué au niveau des cuisses. Il passa ses hanches sans problème. Elle le ferma.

- Alors?

Elle n’osait pas se regarder dans la glace.

Personne ne répondit.

- Quoi ? fit-elle, paniquée. Quoi ? C’est si terrible que ça ?

Courageusement, elle se tourna vers Tibby.

- Qu’est-ce qu’il y a ?

- Je... C’est juste que...

- Oh, bon sang, fit simplement Lena.

Carmen se détourna en se mordant les lèvres.

- Bon, je vais le retirer et on n’en parle plus, d’accord ?

Bridget retrouva la parole la première.

- Arrête, Carmen. Ce n’est pas ça du tout ! Regarde-toi ! Tu es superbe ! Une déesse ! Un top model !

Carmen posa la main sur sa hanche et fit la grimace.

- Ça, j’en doute !

- On ne plaisante pas. Regarde-toi ! ordonna Lena. Il est vraiment magique, ce jean!

Carmen s’examina dans le miroir. De loin, d’abord. Puis de plus près. Le devant, puis le derrière.

Le disque qu’elles étaient en train d’écouter s’était arrêté, mais personne ne parut le remarquer. Le téléphone sonnait dans le lointain, mais personne ne se leva pour aller décrocher. La rue était anormalement silencieuse.

Carmen finit par relâcher sa respiration.

- Ouais, il est magique.

C’est Bridget qui avait eu l’idée. Une virée chez Gilda s’imposait après la découverte de ce jean magique, la veille du grand départ. Tibby se chargeait des provisions et du Caméscope. Carmen devait fournir les affreux tubes des années quatre-vingt. Lena s’occupait de l’ambiance. Bridget apportait les épingles à cheveux et le jean. Elles avaient réglé le problème des parents avec leur méthode habituelle : Carmen raconta à sa mère qu’elle allait chez Lena, Lena dit à sa mère qu’elle allait chez Bridget et Bridget demanda à son frère de faire savoir à son père qu’elle était chez Carmen. Bridget passait tellement de temps chez ses amies qu’il y avait peu de chances que Perry transmette le message ou pour que son père se pose la moindre question, mais c’était la tradition.

Elles se retrouvèrent à l’entrée du club de gym, sur Wisconsin Avenue, à dix heures moins le quart. Tout était éteint et fermé, bien sûr. C’est là que les épingles à cheveux entraient en scène. Les filles retinrent leur respiration tandis que Bridget forçait la serrure d’une main experte. Elles avaient fait ça au moins une fois par an durant les trois dernières années, mais c’était toujours aussi excitant d’entrer par effraction. Par chance, le club ne s’était pas amélioré en matière de sécurité. De toute façon, qu’est-ce qu’il y avait à voler? Des matelas bleus qui empestaient la sueur ? Une collection d’haltères rouillés?

La serrure cliqueta, la poignée de porte tourna et elles s’engouffrèrent comme des furies dans l’escalier qui menait au deuxième étage. Lena installa la couverture et les bougies. Tibby déballa les provisions - de la pâte à cookies crue qui sortait du frigo, des biscuits fourrés à la fraise, des trucs apéritifs au fromage, des crocodiles et du jus de fruits. Carmen mit de la musique : pour commencer, une vieille chanson atroce de Paula Abdul. Bridget se mit aussitôt à sauter comme une puce devant le mur couvert de miroirs.

- Ça devait être le coin de ta mère, Lenny, dit-elle en s’acharnant sur une lame de parquet branlante.

- Très drôle!

Elles connaissaient toutes la fameuse photo où on voyait leurs mères en tenue d’aérobic, très années quatre-vingt, avec leurs gros ventres en avant. La mère de Lena était de loin la plus énorme. A la naissance, Lena pesait plus que Bridget et son frère réunis !

- Prêtes?

Carmen baissa la musique et étala cérémonieusement le jean sur la couverture tandis que Lena continuait à allumer des bougies.

- Allez, tu viens, Bee ?

Elle était encore en train de faire la folle devant la glace.

Quand elle daigna interrompre sa séance d’aérobic, elles s’assirent autour de la couverture et Carmen prit la parole :

- A la veille de la dispersion temporaire de notre groupe (elle marqua une pause pour que chacune puisse admirer l’expression qu’elle venait d’employer), nous avons été témoins d’un phénomène surnaturel.

Elle sentit un fourmillement d’excitation parcourir la plante de ses pieds.

- La magie peut se matérialiser de différentes façons. Ce soir, elle est venue à nous sous la forme d’un jean. Je propose donc à l’assemblée ici présente que ce jean soit notre propriété commune, qu’il nous suive là où nous irons et qu’il soit notre lien durant notre séparation.

- Nous allons maintenant prononcer le serment du jean magique, décréta Bridget en prenant les mains de Tibby et de Lena.

C’était toujours Bridget et Carmen qui mettaient en scène ce genre de cérémonie. Elles adoraient les grandes démonstrations d’amitié, alors que Tibby et Lena étaient toutes gênées, comme s’il y avait une équipe de tournage dans un coin de la pièce.

Une fois qu’elles eurent formé un cercle, Bridget déclara :

- A compter de ce soir, nous sommes unies par ce jean magique. Partout où nous irons, il nous accompagnera et nous rappellera la force de notre amitié.

La flamme des bougies vacilla, éclairant le plafond d’une lueur étrange.

Tibby avait l’air de lutter, contre le rire ou les larmes, impossible de savoir. Lena, au contraire, était très solennelle.

- Nous devrions rédiger un règlement, suggéra-t-elle, pour décider ce qu’on doit faire du jean, qui l’aura en premier, etc.

Sa proposition fut adoptée à l’unanimité, et Bridget fila voler un bloc et un stylo à l’accueil du club de gym.

Elles grignotèrent leurs provisions puis, pour la postérité, Tibby filma la rédaction du règlement. Du « pacte », comme l’appelait Carmen.

- J’ai l’impression de vivre un moment historique, remarqua-t-elle sentencieusement.

Lena fut chargée de prendre des notes parce que c’était elle qui avait la plus belle écriture.

Il leur fallut un moment pour s’entendre. Lena et Carmen insistaient surtout sur le côté «amitié» : il faudrait rester en contact tout l’été et s’assurer que le jean passe bien de l’une à l’autre. Tibby voulait énumérer ce qu’on pouvait faire ou ne pas faire lorsqu’on le portait, comme mettre les doigts dans son nez, etc. Bridget eut une grande idée : une fois qu’elles seraient à nouveau réunies, elles inscriraient leurs souvenirs d’été sur le jean. Lorsqu’elles tombèrent enfin d’accord, Lena brandit une liste de dix règles hétéroclites, sérieuses ou carrément farfelues. Carmen savait qu’elles s’y tiendraient.

Ensuite, il fallait savoir combien de temps chaque fille pourrait garder le jean avant de le passer à la suivante. Elles décidèrent que chacune le renverrait quand elle le jugerait bon, mais que, pour le bon fonctionnement du projet, il ne faudrait pas le garder plus d’une semaine, à moins d’en avoir réellement besoin. Ce qui signifiait qu’elles devraient en principe l’avoir deux fois entre les mains d’ici à la fin de l’été.

- C’est Lena qui devrait le prendre en premier, suggéra Bridget en arrachant la tête d’un crocodile d’un coup de dents. Comme ça, il commencera son voyage en Grèce, je trouve ça chouette.

- Je peux être la deuze ? supplia Tibby. Ça m’empêchera peut-être de déprimer complètement.

Lena hocha la tête d’un air compréhensif

Puis ce serait au tour de Carmen, et enfin de Bridget. Ensuite, pour compliquer un peu les choses, il repartirait en sens inverse : Bridget l’enverrait à Carmen, qui le passerait à Tibby, et il reviendrait à Lena.

Alors qu’elles discutaient, minuit sonna. Leur dernière journée ensemble s’achevait, laissant place à leur premier jour séparées. Carmen vit sur le visage de ses amies qu’elles partageaient son émotion. Ce jean allait les accompagner tout au long de l’été, un été plein de promesses. Ce serait la première fois qu’elle passerait des vacances entières avec son père depuis qu’il était parti. Elle s’imaginait déjà avec lui, dans ce jean, en train de faire le clown.

Solennellement, Lena posa le pacte sur le jean. Bridget réclama une minute de silence.

- En l’honneur du jean magique, dit-elle.

- Et de notre amitié, ajouta Lena.

Carmen sentit un frisson la parcourir.

- Et de cet instant. De cet été. Du reste de nos vies.

- Qu’on soit ensemble ou séparées, conclut Tibby.

 

Pacte du jean magique

 

Nous établissons par le présent acte les règles régissant l’utilisation du jean magique :

 

1. Il est interdit de le laver.

2. Il est interdit de le retrousser dans le bas. Ça fait ringard. Et ça fera toujours ringard.

3. Il est interdit de prononcer le mot G-R-O-S-S-E lorsqu’on porte le jean. Il est même interdit de se dire qu’on est G-R-O-S-S-E quand on l’a sur soi.

4. Il est interdit de laisser un garçon retirer le jean (mais il est cependant possible de l’ôter soi-même en présence dudit garçon).

5. Il est formellement interdit de se décrotter le nez lorsqu’on porte le jean. Il est toutefois toléré de se gratter discrètement la narine.

6. A la rentrée, il faudra respecter la procédure suivante pour immortaliser l’épopée du jean magique :

 

7. Sur la jambe gauche du jean, vous décrirez l’endroit le plus chouette où vous êtes allée avec :

- Sur la jambe droite, vous raconterez le truc le plus important qui vous est arrivé alors que vous le portiez ( « Par exemple : Un soir où j’avais mis le jean magique je suis sortie avec mon cousin Ivan. »  )

- Vous devez écrire aux autres durant l’été, même si vous vous amusez comme une folles dans elles.

8. Vous devez leur passer le jean suivant le protocole établi. Toute entorse à cette règle sera sévèrement sanctionnée à la rentrée ( par une fessée déculottée ! ).

9. Il est interdit de porter le jean en rentrant son T-shirt à l’intérieur (cf. règle n.2).

10. Rappelez-vous que ce jean symbolise notre amitié. Prenez-en soin. Prenez soin de vous.

 



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Un jour, alors qu’elle devait avoir environ douze ans, Tibby se rendit compte  que son cochon d’Inde, Mimi, était un parfait baromètre pour évaluer son moral. Lorsqu’elle se sentait pleine d’énergie et de projets, elle filait hors de sa chambre comme une flèche et, en passant devant sa cage, elle se sentait un peu triste de laisser cette pauvre bête toute seule dans ses copeaux de bois alors qu’elle-même menait une vie trépidante.

En revanche, quand elle était déprimée, elle l’enviait. Elle aurait aimé être à sa place, pour n’avoir qu’à téter un distributeur d’eau quand elle avait soit Pour passer sa vie bien au chaud dans la sciure, à se demander si elle voulait faire un tour dans sa roue ou si elle préférait piquer un petit somme. Pas de décisions à prendre, pas de déceptions.

Tibby avait sept ans lorsqu’on lui avait offert Mimi. Pour elle, c’était le plus beau nom du monde. Elle l’avait gardé en réserve durant presque un an, alors qu’il aurait été si facile de le donner à une peluche ou à un ami imaginaire. Mais elle avait tenu bon, elle conservait son nom préféré pour une grande occasion. A l’époque, elle avait encore confiance en ses propres goûts. Plus tard, le simple fait d’aimer un nom comme Mimi aurait été à ses yeux une bonne raison pour baptiser son cochon d’Inde Frederick.

Aujourd’hui, avec sa blouse de chez Wallman sous le bras, personne pour l’écouter se plaindre et aucune réjouissance en vue, elle était tout simplement jalouse. Jalouse d’un cochon d’Inde.

Ces bestioles-là n’avaient pas à travailler, elles. Elle imaginait Mimi dans une petite blouse verte comme la sienne. Mais c’était sans espoir : à part dormir, elle ne savait rien faire.

Un hurlement strident monta du rez-de-chaussée. Il y avait deux autres bouches inutiles dans cette maison : son petit frère de deux ans et sa petite sœur de un an, deux monstres en couche-culotte qui détruisaient tout sur leur passage. Même la caisse de Wallman aux heures de pointe était un véritable havre de paix comparée à la cuisine de Tibby au moment des repas.

Elle rangea sa caméra numérique dans sa sacoche et la posa sur une étagère en hauteur au cas où son petit frère s’introduirait à nouveau dans sa chambre. Elle colla un morceau de scotch sur le bouton de son ordinateur et un autre sur le lecteur de CD-Rom. Nicky adorait tripoter le PC. Son jeu préféré, c’était de glisser n’importe quoi dans la fente destinée aux CD.

- Je pars travailler, Loretta ! annonça-t-elle en descendant les escaliers.

Elle fonça vers la porte sans attendre la réponse de la baby-sitter. Elle ne lui laissait jamais le temps de poser la moindre question sur son emploi du temps car elle ne voulait pas que la baby-sitter s’imagine qu’elle avait une quelconque autorité sur elle.

La plupart des élèves de seconde avaient leur permis. Tibby, elle, avait son vélo. Elle se mit en route avec sa blouse et son porte-monnaie sous le bras, mais ça la gênait. Elle s’arrêta. La seule solution raisonnable aurait été d’enfiler ce machin vert et de ranger son porte-monnaie dans la poche. Non, pas moyen : elle les coinça résolument sous son bras et se remit à pédaler.

Au coin de Brissard Lane, son porte-monnaie lui échappa et tomba au beau milieu de la route. Après avoir failli percuter une voiture, elle dut s’arrêter à nouveau pour le ramasser.

Elle jeta alors un coup d’œil autour d’elle. Bon, personne en vue... Elle enfila la blouse, fourra le porte-monnaie dans sa poche et repartit à toute allure.

- Salut, Tibby ! fit une voix familière alors qu’elle arrivait sur le parking.

Oh non ! Elle pensa à Mimi, qui était bien tranquille dans ses copeaux de bois.

- Ça va?

C’était Tucker Rowe, qu’elle considérait comme le plus canon de tous les mecs de première. En plus, pour l’été, il s’était laissé pousser un petit bouc, c’était craquant. Il était juste devant sa voiture, un vieux modèle de sport des années soixante-dix, belle à tomber.

Tibby ne pouvait pas le regarder. Sa blouse lui brûlait la peau. Elle garda la tête baissée pour fermer son antivol puis fonça à l’intérieur du magasin en espérant qu’il croirait s’être trompé de personne. Cette pauvre fille dans sa blouse verte avec de petites pinces sous la poitrine ne pouvait être Tibby, ce n’était qu’une pâle copie, beaucoup moins jolie.

 

Ma chère Bee,

  Je t’envoie un minuscule carré de tissu que j’ai découpé dans la doublure ma blouse, comme ça tu vas pouvoir tester ce fameux polyester double épaisseur. Tu n’imagines pas comme ça m’a fait plaisir de planter mon cutter dans ce machin.

  Tibby

 

- Vreeland, Bridget ?

Connie Broward, la directrice du camp, faisait l’appel.

Bridget était déjà debout. Elle ne pouvait pas rester assise, elle ne tenait plus en place.

- C’est moi ! s’écria-t-elle en jetant son sac à dos sur une épaule et son duvet sur l’autre.

Une douce brise soufflait sur Bahia Concepción. Du bâtiment central, on avait une vue superbe sur la baie turquoise.

De quoi être surexcitée.

- Bungalow quatre, tu n’as qu’à suivre Sherrie, lui indiqua Connie.

Bridget sentait tous les yeux fixés sur elle, mais elle s’en moquait. Elle avait l’habitude. Elle savait que ses cheveux attiraient les regards. Ils étaient longs, raides, couleur banane pelée. Les gens s’extasiaient toujours dessus. En plus, elle était grande et elle avait les traits assez réguliers (enfin, le nez droit et tout à la bonne place). Du coup, on s’imaginait qu’elle était belle.

Mais elle n’était pas vraiment belle. Pas comme Lena. Elle n’avait aucun charme, aucune grâce particulière. Elle le savait et elle savait aussi que les gens s’en rendaient probablement compte une fois qu’ils n’étaient plus éblouis par ses cheveux.

- Salut, je m’appelle Bridget, dit-elle en laissant tomber ses affaires sur le lit que Sherrie lui montrait.

- Bonjour. Tu viens de loin ?

- De Washington.

- Ça fait un sacré voyage !

En effet. Bridget s’était levée à quatre heures du matin pour prendre un premier avion pour Los Angeles. Puis un second vol l’avait conduite au minuscule aéroport de Loreto, une ville qui donnait sur la mer de Cortez, sur la côte est de la péninsule de Bahia. Ensuite, elle s’était endormie dans le car et, quand elle s’était réveillée, elle ne savait plus du tout où elle était.

Sherrie alla accueillir une autre fille. Dans le bungalow, quatorze petits lits en métal garnis de matelas maigrichons étaient alignés côte à côte. Ce n’était pas le grand luxe : on voyait le jour entre les planches de pin mal jointes. Bridget sortit sous le petit porche de l’entrée.

Si l’intérieur n’était pas terrible, le cadre, en revanche, était magique. Le camp s’ouvrait sur une plage de sable blanc ombragée de palmiers. L’eau était d’un bleu tellement bleu qu’il paraissait irréel, comme une photo retouchée pour une brochure touristique. De l’autre côté, la baie était protégée par les montagnes de la péninsule de Concepción.

A l’arrière, le camp était bordé par un relief rocailleux. C’était un vrai miracle qu’ils aient réussi à installer deux vrais terrains de foot bien verts entre la plage et ces collines arides.

- Salut ! lança Bridget à deux filles qui traînaient leurs affaires dans le bungalow.

Elles avaient des jambes bronzées et musclées de joueuses de foot.

Elle les suivit à l’intérieur. Presque tous les lits étaient pris, maintenant.

- Quelqu’un a envie d’aller se baigner ? demanda-t-elle.

Elle n’était absolument pas timide. Parfois, elle préférait même la compagnie des étrangers à celle des gens qu’elle connaissait.

- Non, il faut que je défasse mon sac, répondit l’une des filles.

- Je crois qu’on doit aller dîner dans pas longtemps, dit l’autre.

- Bon, tant pis, moi, j’y vais. Ah, au fait, je m’appelle Bridget. A plus ! lança-t-elle par-dessus son épaule.

Elle se mit en maillot de bain dans une cabine de douche puis se risqua sur la plage. Elle avait l’impression que l’air était exactement à la température de sa peau. L’eau reflétait toutes les couleurs du coucher de soleil. Alors qu’il disparaissait derrière les collines, ses derniers rayons caressaient les épaules de Bridget. Elle plongea et resta longtemps sous l’eau.

«Je suis contente d’être là», se dit-elle. Elle eut une pensée pour Lena qui avait emporté le jean en Grèce. Elle avait hâte de le recevoir et de vivre son aventure de l’été.

Un petit moment plus tard, lorsqu’elle arriva au dîner, elle découvrit avec plaisir que les longues tables étaient dressées sous la véranda et non à l’intérieur de la cafétéria. Un gros massif de bougainvilliers d’un rose intense tombait du toit et courait le long des poutres. C’était de la folie de passer une seconde enfermé dans un tel paradis !

Elle s’assit avec les autres filles du bungalow numéro quatre. Il y avait six dortoirs... ce qui faisait un total de quatre-vingt-quatre filles, calcula-t-elle rapidement. Toutes de grandes sportives. « Si tu n’étais pas comme elles, tu ne serais pas là. » Elle finirait par les connaître et peut-être même en apprécier certaines, mais ce soir, elle avait du mal à s’y retrouver. Il lui semblait que la brune avec la coupe au carré s’appelait Emily. Et celle qui avait les cheveux blonds frisés devait être Olivia, mais on la surnommait Ollie. A côté d’elle, il y avait une Afro-Américaine dont les boucles tombaient jusqu’au milieu du dos, Diana.

Au beau milieu de ce festin de tacos aux fruits de mer, de riz et de haricots rouges, arrosés de limonade super chimique, Connie grimpa sur une estrade pour leur parler de son expérience au sein de l’équipe olympique féminine. Les entraîneurs et leurs assistants étaient répartis entre les différentes tables.

De retour dans le bungalow, Bridget se glissa dans son sac de couchage et regarda le ciel par une fente entre deux planches du plafond. Tout à coup, elle réalisa que ça y était : elle était à Bahia. Pourquoi se contenterait-elle d’un minuscule bout de ciel alors qu’elle pouvait l’avoir tout entier? Elle se leva, fourra son duvet et son oreiller sous son bras.

- Quelqu’un a envie d’aller dormir à la belle étoile? proposa-t-elle à la cantonade.

Il y eut un moment de silence, puis quelques bribes de conversation.

- On a le droit ? demanda Emily.

- Personne ne nous l’a interdit, en tout cas, répliqua Bridget.

Cela ne l’aurait pas dérangée d’y aller toute seule, mais elle fut contente que deux filles la suivent : Diana et Jo.

Elles installèrent leurs duvets tout en haut de l’immense plage. La marée pouvait monter, on ne sait jamais. Le clapotis de l’eau les berçait. Les étoiles veillaient sur elles.

Bridget était tellement heureuse, submergée de bonheur, qu’elle avait du mal à rester allongée. Fixant le ciel scintillant au-dessus d’elle, elle s’entendit soupirer :

- J’adooore !

Jo se blottit dans son sac de couchage.

- C’est incroyable !

Elles fixèrent un moment le ciel en silence.

Puis Diana se redressa.

- Je crois que je ne vais pas arriver à m’endormir. C’est tellement.... tellement immense ! J’ai l’impression de n’être qu’une petite chose insignifiante. C’est fou de s’imaginer qu’on est face à l’infini. Le ciel... l’espace... ça ne s’arrête jamais.

Bridget laissa échapper un petit rire. Diana lui rappelait Carmen, avec ses grandes réflexions philosophiques et ses trucs de psycho.

- Mmm...., fit-elle. On peut voir ça comme ça...

Dans un avion, chaque chose est à sa place. Carmen aimait cette impression d’ordre et d’harmonie, le nombre incalculable d’emballages qui enveloppaient son déjeuner.

Ce plateau-déjeuner était l’image même de la perfection. Cette petite pomme, exactement de la bonne taille, de la bonne forme, de la bonne couleur, qui faisait presque fausse, c’était tellement rassurant. Elle la rangea dans son sac, gardant un échantillon de perfection pour plus tard.

Elle n’avait encore jamais été chez son père ; c’était toujours lui qui lui avait rendu visite. Alors elle avait imaginé son appartement. Son père n’était pas un rustre, mais il n’avait tout de même pas ce petit chromosome X en plus. Il n’y aurait sûrement pas de rideaux aux fenêtres, de couvre-lit à fleurs dans la chambre ou de gâteau en train de cuire dans le four. Elle apercevrait peut-être deux ou trois moutons de poussière dans les coins. Pas en plein milieu de la pièce, mais sous le canapé, par exemple. (Il devait bien y avoir un canapé quand même, non?) Elle espérait coucher dans des draps de coton. Connaissant son père, il risquait plutôt d’en avoir acheté en polyester. Carmen ne supportait pas le polyester. Elle n’y pouvait rien.

Peut-être qu’entre un match de tennis et un film de John Woo, elle pourrait l’emmener acheter de belles serviettes de bain et une vraie bouilloire. Il râlerait un peu, mais elle s’arrangerait pour qu’il passe un bon moment et après, il lui en serait reconnaissant. Elle se disait qu’il serait peut-être triste de devoir la quitter à la fin de l’été, qu’il irait se renseigner au lycée du quartier et qu’il lui proposerait de rester en Caroline du Sud.

Carmen baissa les yeux : elle avait la chair de poule, ses poils bruns étaient tout hérissés sur ses avant-bras.

Elle n’avait pas vu son père depuis Noël. C’était leur période, à tous les deux. Depuis que ses parents s’étaient séparés lorsqu’elle avait sept ans, son père était venu chaque année passer quatre jours à l’hôtel Embassy. Elle l’avait rien que pour elle : ils allaient au cinéma, se balader le long du canal, faire des courses. Leur grand jeu, c’était de trouver des cadeaux aussi délirants que ceux que lui avaient envoyés ses tantes.

Il revenait à Washington deux fois dans l’année en voyage d’affaires. Elle savait qu’il sautait sur la moindre occasion pour venir dans la région. Ils allaient dîner là où elle voulait. Elle essayait toujours de choisir un restaurant qui lui plairait. Elle guettait sa réaction tandis qu’il lisait le menu puis lorsqu’il mangeait la première bouchée. Elle, elle faisait à peine attention à ce qu’elle avait dans son assiette.

Un grincement sourd se fit entendre sous l’avion. Le moteur qui se détachait, ou le train d’atterrissage qui sortait. Le temps était trop couvert pour permettre de voir à quelle altitude ils étaient. Carmen appuya son front contre le plastique froid du hublot. Elle plissa les yeux pour essayer d’apercevoir quelque chose à travers les nuages. Elle voulait voir l’océan. Par où était le nord, bon sang ? Elle aurait aimé s’en mettre plein les yeux avant l’atterrissage.

L’hôtesse passa débarrasser les plateaux-repas.

- Veuillez s’il vous plaît replier votre tablette, monsieur, demanda-t-elle d’une voix musicale au voisin de Carmen.

Depuis le début du voyage, ce gros homme chauve, assis côté couloir, n’arrêtait pas de lui donner des coups d’attaché-case dans les tibias.

Chaque fois qu’elle prenait l’avion, Bridget rencontrait des filles adorables et elles finissaient par échanger leurs numéros de téléphone. Carmen, elle, se retrouvait toujours coincée entre deux bonshommes aux doigts boudinés qui étalaient leur paperasse pleine de chiffres partout.

- Préparez-vous à l’atterrissage, ordonna le commandant de bord.

Carmen sentit un frisson d’excitation la parcourir. Elle décroisa les jambes pour poser ses deux pieds bien à plat sur le sol, puis elle se signa, comme le faisait sa mère à chaque décollage et à chaque atterrissage. Elle se sentait un peu ridicule, mais ce n’était pas vraiment le moment de braver les superstitions familiales...

 

 

Tibby

Même si tu n’es pas là, sache que tu es dans mon cœur. Mon voyage se passe bien, mais c’est affreux de penser que tu es restée à Bethesda, toute seule et toute triste. Je me sens coupable de m’amuser sans toi. Ça me fait tellement bizarre qu’on soit séparées les filles. Alors du coup, je joue un peu les Tibby… mais je ne me débrouille pas aussi bien que toi.

Tout plein de bisous,

Carmen

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La première chose que l’on voyait, c’était la porte. Couleur jaune        d’œuf bien brillante. Et tout autour, la façade, peinte du bleu le plus éclatant possible. Inimaginable. Éblouie, Lena leva la tête vers le ciel sans nuages. Oh.

A Bethesda, si quelqu’un avait peint sa maison comme ça, on l’aurait soupçonné de se droguer. Ses voisins lui auraient fait un procès. Us seraient venus discrètement la nuit avec des bombes de peinture pour repasser la façade en beige. Ici, c’était un véritable festival de couleurs, tranchant sur les murs blancs passés à la chaux.

- Tu viens, Lena ! couina Effie en poussant la valise de sa sœur du bout du pied.

- Bienvenue, les filles ! Bienvenue à la maison ! s’écria leur grand-mère en battant des mains.

Leur grand-père glissa la clé dans la serrure et ouvrit la porte jaune soleil.

Entre le décalage horaire, la chaleur et la rencontre avec ces drôles de petits vieux, Lena avait l’impression d’être dans un état second, comme si elle avait pris de la drogue. Enfin, elle ne pouvait qu’imaginer, bien sûr, parce qu’à part peut-être les crevettes pas fraîches du Jardin de Pékin, une fois, elle n’avait jamais rien pris qui aurait pu lui faire cet effet-là.

Si sa sœur était un peu endormie et hébétée, le manque de sommeil rendait Effie grognon. Lena comptait toujours sur elle pour faire la conversation mais, là, elle était de trop mauvaise humeur pour jacasser comme d’habitude. Du coup, le trajet de l’aéroport à la petite île avait été plutôt silencieux. Assise à l’avant de la vieille Fiat, Mamita n’arrêtait pas de se retourner en s’exclamant :

- Oh, Lena, tu es une vrrraie beauté, ma fille !

Lena commençait à en avoir assez. C’était agaçant à la fin, et puis elle se mettait à la place de sa sœur : est-ce que sa grand-mère pensait à ce que devait ressentir Effie?

Mamita parlait bien anglais car, grâce à son restaurant, elle avait côtoyé les touristes pendant des années, mais ça ne semblait pas avoir eu le même effet bénéfique sur Bapi. Lena savait que le charme de ce restaurant tenait beaucoup à la personnalité de sa grand-mère qui accueillait chaleureusement chaque client. Son grand-père était resté en coulisses, d’abord dans les cuisines, puis plus tard derrière les livres de comptes.

Lena avait un peu honte de ne pas parler grec. Ses parents lui avaient raconté que, lorsqu’elle était petite, elle avait dit ses premiers mots dans cette langue, mais qu’elle l’avait peu à peu abandonnée en entrant à l’école. Ils ne s’étaient même pas donné la peine d’essayer avec Effie. C’était tellement compliqué, le grec, avec cet alphabet complètement différent ! Mais maintenant Lena aurait aimé le parler, comme elle aurait aimé être plus grande et avoir une aussi belle voix qu’Alicia Keys. C’était un souhait parmi d’autres, qu’elle n’imaginait pas réalisable.

- Mamita, j’adore ta porte, fit-elle d’une voix flûtée en entrant dans la maison.

A l’intérieur, il faisait tellement sombre par rapport à dehors qu’elle crut qu’elle allait s’évanouir. Au début, elle ne voyait plus que de petites taches de couleur qui tournoyaient devant ses yeux.

- On est arrrivés ! s’écria Mamita en tapant à nouveau des mains.

Bapi venait derrière, leurs deux sacs de marin et le sac à dos en fourrure vert fluo d’Effie sur les épaules. C’était un tableau touchant mais, en même temps, un peu triste.

Mamita prit Lena dans ses bras et la serra fort. Lena fut émue, mais elle était un peu mal à l’aise. Elle ne savait pas comment lui rendre cette marque d’affection.

Ses yeux s’habituèrent peu à peu à la pénombre. La maison était plus grande qu’elle ne l’aurait cru, avec des carreaux de céramique et de jolis tapis au sol.

- Suivez-moi, les filles ! ordonna Mamita. Je vais vous montrer vos chambres et aprrrès, nous boirrrons quelque chose.

Elles la suivirent au premier étage comme des zombies. Le palier n’était pas grand mais donnait sur deux chambres, une salle de bains et un petit couloir où Lena aperçut deux autres portes.

Mamita entra dans la première chambre.

- Celle-ci est pourrr la belle Lena, annonça-t-elle fièrement.

Lena était un peu déçue par cette pièce toute simple jusqu’à ce que sa grand-mère ouvre les lourds volets de bois.

- Oh ! fit-elle, le souffle coupé.

Mamita tendit le doigt vers la baie.

- On l’appelle la Caldeira, « le chaudrrron », en anglais, expliqua-t-elle.

- Oh ! répéta Lena, vraiment impressionnée.

Même si elle n’était pas encore très à l’aise avec sa grand-mère, elle tomba immédiatement amoureuse de la Caldeira. La mer était aussi bleue que le ciel, à peine un peu plus foncée, frissonnant et scintillant sous la caresse du vent. La côte d’Oia, en forme de croissant, embrassait une large étendue d’eau avec une île minuscule au milieu.

- Oia est le plus beau village de Grrrèce, affirma Mamita, et Lena voulait bien la croire.

Elle baissa les yeux vers les petites maisons blanchies à la chaux, presque identiques, accrochées aux falaises qui surplombaient la mer. C’était seulement maintenant qu’elle remarquait comme l’île était escarpée, comme c’était étrange d’être venu s’installer ici. C’était un volcan, après tout. Dans la famille, elle avait souvent entendu parler de la grande éruption, la plus terrible de l’histoire, et des innombrables tremblements de terre et raz de marée qui avaient ravagé Santorin. Le centre de l’île avait littéralement coulé : tout ce qu’il en restait, c’était ce fin croissant de falaises volcaniques et de sable noir, couleur de cendre. Difficile à imaginer en voyant la Caldeira si calme et si belle maintenant. Mais les habitants de Santorin aimaient à rappeler aux visiteurs qu’elle pouvait à tout moment recommencer à bouillonner et à vomir sa lave.

Lena avait grandi dans une banlieue plate aux pelouses bien entretenues, où la pire catastrophe naturelle que l’on pouvait craindre, c’était les moustiques ou les embouteillages, mais elle avait toujours su que ses racines étaient ici. Et là, alors qu’elle regardait l’eau, une mémoire familiale profondément enfouie refit surface, et elle se sentit chez elle.

- Je me présente : Duncan Howe, assistant-manager.

Il désigna son badge en plastique avec son gros doigt plein de taches de rousseur.

- Maintenant que vous avez fait le tour du magasin, je vous souhaite la bienvenue au sein de notre équipe. Les magasins Wallman sont heureux d’accueillir deux nouvelles hôtesses de vente.

Il y avait une telle autorité dans sa voix qu’on aurait cru qu’il s’adressait à une foule immense plutôt qu’à deux filles qui mâchonnaient leur chewing-gum d’un air blasé.

Tibby imagina qu’un long filet de bave coulait de sa bouche sur le lino tout rayé.

Il consulta ses notes.

- Bon... Euh, Toby...

- Tibby, corrigea-t-elle.

- J’aimerais que vous mettiez en rayon le réassort de produits d’hygiène, allée deux.

- Je croyais que j’étais hôtesse de vente, protesta-t-elle.

- Brianna, poursuivit-il en ignorant sa remarque, installez-vous en caisse quatre.

Tibby fit la grimace. Brianna pouvait aller mâcher son chewing-gum tranquillement installée à une caisse vide parce qu’elle avait une crinière pas possible et des seins énormes qui l’empêchaient de fermer sa blouse.

- Allumez votre oreillette, que je puisse vous joindre. Et au travail, ordonna Duncan d’un air important.

Voulant étouffer un fou rire, Tibby laissa échapper une sorte de grognement. Elle plaqua sa main sur sa bouche mais, visiblement, l’assistant-manager n’avait rien remarqué.

La bonne nouvelle, c’était qu’elle avait trouvé la perle rare. Après la soirée du pacte, elle avait décidé de raconter ses vacances ratées dans un film. Elle allait réaliser un documentaire parodique, du genre Comment passer un été pourri à Bethesda en interviewant les personnages les plus pathétiques qu’elle pourrait rencontrer. Duncan se hissait d’emblée numéro un au classement.

Elle mit son casque sur ses oreilles et fila dans l’allée deux avant de se faire virer. Être renvoyée si vite aurait constitué un véritable exploit mais, en même temps, il fallait bien qu’elle gagne un peu d’argent si elle voulait s’acheter une voiture. L’expérience lui avait prouvé qu’il n’y avait pas de gens prêts à employer une fille avec un piercing dans le nez qui ne savait pas taper à la machine et qui n’avait pas un très bon « relationnel

Elle retourna à la réserve, où une femme aux ongles démesurément longs lui indiqua un grand carton.

- Mets ça au rayon déodorant, ordonna-t-elle d’un ton las.

Tibby ne pouvait détacher les yeux de ses ongles. Ils étaient recourbés, comme dix petites faux. Franchement, elle aurait pu concurrencer l’Indien du Livre des records, celui qui a des ongles tout tire-bouchonnés. Les mains d’un cadavre devaient ressembler à ça après plusieurs années sous terre. Tibby se demandait comment elle pouvait soulever un carton avec des trucs pareils au bout des doigts. Et pour téléphoner? Et pour taper les prix à la caisse? Ou pour se laver les cheveux? Est-ce que la longueur de ses ongles pouvait être un motif de licenciement? Ce pouvait être considéré comme un handicap, non ? Tibby jeta un coup d’œil à ses ongles rongés et demanda :

- Je les installe comment ?

- C’est un présentoir, y a qu’à suivre la notice, répliqua la femme comme si c’était à la portée de n’importe quel crétin.

Tibby emporta le carton dans l’allée deux, en se demandant quel rôle pourrait jouer cette femme aux ongles monstrueux dans son film.

- Y a ton casque qui pendouille, lui signala-t-elle alors qu’elle s’éloignait.

En ouvrant le carton, Tibby se sentit soudain complètement découragée : il y avait au moins deux cents déo-billes et un présentoir en pièces détachées.

Elle resta bouche bée devant la notice, pleine de schémas et de flèches dans tous les sens. Trop compliqué ! Il fallait avoir fait des études d’ingénieur pour monter ce truc !

A l’aide d’un rouleau de Scotch emprunté à l’allée huit et d’une boulette de chewing-gum sortie de sa bouche, elle réussit tout de même à édifier une pyramide de déo-billes surmontée d’une tête de sphinx en carton. Franchement, elle ne voyait pas le rapport entre les déodorants et l’Antiquité égyptienne, mais bon...

- Tibby!

Duncan arrivait au pas de course en hurlant.

Elle leva les yeux de sa gigantesque pile de déodorants.

- Je vous ai bipée quatre fois ! On a besoin de vous en caisse trois !

En effet, elle n’avait pas réussi à allumer son casque et, en plus, il n’arrêtait pas de tomber. Quand Duncan leur avait expliqué comment s’en servir, elle était bien trop occupée à se retenir de rire pour écouter ce qu’il disait.

Elle passa une heure à la caisse trois pour vendre en tout et pour tout deux piles LR6 à un adolescent boutonneux et, après cela, son service était terminé.

Elle ôta sa blouse, éteignit son casque et passa la porte, déclenchant un concert de bips stridents. Duncan se rua sur elle avec une agilité surprenante pour une personne plutôt bien enveloppée.

- Excusez-moi, Tibby, voulez-vous me suivre, s’il vous plaît ?

C’était écrit sur son front, il se disait : «Je le savais, jamais on n’aurait dû embaucher cette fille, avec son piercing dans le nez.»

Il lui demanda de vider ses poches. Mais elle n’avait pas de poches.

- Votre blouse?

- Oh.

Elle déplia la blouse qu’elle avait roulée en boule sous son bras. De la poche, elle tira son portefeuille et... un rouleau de Scotch entamé.

- Oh, ça... c’était juste pour...

Duncan prit un air résigné qui signifiait clairement qu’il avait déjà entendu toutes les excuses imaginables.

- Écoutez, Tibby. Chez Wallman, nous avons pour principe de donner une seconde chance à nos employés. Donc, pour cette fois, je ne dirai rien. Mais je dois vous prévenir que vous ne pourrez plus bénéficier de votre remise spéciale personnel, c’est-à-dire 15 % sur tous nos articles.

Ensuite Duncan nota soigneusement le prix du Scotch pour le déduire de sa paye. Puis il disparut un instant et revint avec un sac en plastique transparent muni de deux poignées.

- Pourriez-vous s’il vous plaît mettre vos affaires là-dedans dorénavant ?

 

Chère Carmen,

Tu ne crois pas que, quand on n’a jamais rencontré quelqu’un de sa famille, on ne peut pas s’empêcher de l’idéaliser ? Un peu comme les enfants adopter qui s’imagine que leur père biologique est un grand professeur et leur mère un top model ?

J’ai l’impression que c’est ce qui s’est passé avec mes grands-parents. Mes parents m’ont toujours dit que j’avais hérité de la beauté de ma grand-mère. Alors pendant toutes ces années, je me suis figuré qu’elle ressemblait à Cindy Crawford. Mais mamita n’a rien à voir avec Cindy Crawford. Elle est vieille. Elle a une permanente ratée, un jogging de vieille dame en velours et des ongles de pieds tout croches qui sortent de ses savates roses. Bref, c’est une grand-mère ordinaire.

Et Bapi, le légendaire homme d’affaire de la famille Kaligaris, je pensais qu’il mesurait au moins un mètre quatre-vingt-dix. Eh bien, non. Il est minuscule. Il doit faire ma taille. Il porte un gros pantalon de laine marron alors qu’ici, il fait au moins cent cinquante degrés à l’ombre. Et il a des chaussures en plastique beige. Et il est très timide.

 

Je me dis que je devrais les aimer comme ça mais je ne sais pas comment m’y prendre… On ne peut pas se forcer à aimer quelqu’un, hein ?

Je prends bien soin du jean magique. Tu me manques. Je sais que toi, tu ne vas pas me traiter de sans-cœur, parce que tu es toujours indulgente avec moi.

Bisous,

Lena

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Ce coucher de soleil était trop beau. Lena était effondrée de ne pouvoir le fixer sur sa toile. Les couleurs de sa palette, qui d’habitude l’inspiraient, lui semblaient désespérément ternes. Ce coucher de soleil était d’une intensité incroyable, et il n’y avait pas une once de lumière dans son tableau. Elle rangea en haut de l’armoire, hors de sa vue, sa palette et la toile qu’elle avait soigneusement préparée.

Perchée sur son appui de fenêtre, elle essaya d’apprécier la vue de l’astre rougeoyant qui plongeait dans la Caldeira, même si elle ne pouvait pas la saisir, la posséder. Pourquoi avait-elle toujours l’impression de devoir faire quelque chose devant tant de beauté ?

Elle entendait les préparatifs de la fête, en bas. Mamita et Bapi voulaient célébrer leur arrivée par un grand repas où ils avaient convié quelques voisins. Leurs grands-parents avaient vendu leur restaurant depuis deux ans, mais elle se doutait qu’ils n’avaient pas pour autant perdu leur passion de la bonne chère. Des fumets riches, épicés se mélangeaient et flottaient dans les airs jusqu’à sa chambre, lui donnant un avant-goût du dîner.

- Lena ! C’est bientôt prrrêt ! lui cria sa grand-mère de la cuisine. Prrrépare-toi et descends!

Lena posa son sac et sa valise sur son lit, pour rester face à la fenêtre. Ce n’était pas vraiment un plaisir pour elle de s’habiller. Elle portait des vêtements pratiques, « informes, tristes, bref... lamentables », selon ses amies. En réalité, elle ne voulait pas donner aux gens une raison supplémentaire de la regarder, de croire que, d’après son apparence, ils pouvaient savoir qui elle était vraiment. Enfant, elle avait trop souvent été la petite merveille qu’on exhibe.

Ce soir-là, cependant, elle sentait une légère excitation lui chatouiller le creux de l’estomac. Elle souleva délicatement les piles de vêtements pour prendre le jean. II lui parut soudain un peu plus lourd qu’il n’aurait dû. Retenant sa respiration, elle le déplia solennellement en pensant à tous les espoirs qu’elles avaient placés en lui. Ici commençait véritablement l’épopée du jean, sa vie de jean magique. En l'enfilant, elle sentit peser sur elle une énorme pression : il fallait qu’elle en soit digne ! Elle essaya de s’imaginer en train de vivre des aventures palpitantes avec lui... mais, chaque fois, c’était l’image d’Effie portant le jean qui revenait.

Elle mit une paire de mocassins marron défraîchis et descendit au rez-de-chaussée.

De la cuisine, Effie annonça, toute fière :

- J’ai fait des boulettes de viande.

- Des keftedes, précisa Mamita par-dessus son épaule. Effie est une vraie Kaligaris. Elle aime cuisiner et elle aime manger !

Elle la serra dans ses bras pour montrer qu’elle était fière de sa petite-fille.

Lena sourit et entra dans la cuisine pour voir ce qu’elles préparaient de bon.

C’était reparti pour une nouvelle course du lièvre et de la tortue entre les deux sœurs. Au début, tous les regards étaient fixés sur Lena parce qu’elle était d’une beauté à couper le souffle mais, au bout de quelques jours ou même de quelques heures, les gens reportaient leur attention sur Effie, qui était si délurée, si attachante. Et Lena trouvait que sa sœur le méritait. Elle savait qu’elle était renfermée. Qu’elle avait du mal à se lier avec les gens. Elle avait toujours l’impression que son apparence était un leurre, qu’elle lançait vers les autres un pont qu’elle ne pouvait traverser.

Mamita examina sa tenue.

- Tu vas rester comme ça?

- Euh... oui, je pensais... Il faut que je mette quelque chose de plus habillé? s’inquiéta Lena.

- C’est que...

Le ton de sa grand-mère n’était pas spécialement réprobateur. Elle avait plutôt l’air malicieux, comme si elle lui cachait un secret qu’elle mourait d’envie de dévoiler.

- Ce n’est pas un dîner chic, mais...

- Il faut que je me change aussi ? demanda Effie, sa chemise constellée de chapelure.

Mamita était visiblement aussi douée qu’Effie pour garder un secret. Elle regarda Lena avec une mine de conspiratrice.

- Tu vois, il y a un garrrçon... c’est comme notre petit-fils à Bapi et à moi. Il est trrrès gentil...

Elle lui adressa un clin d’œil.

Lena s’efforça de figer le sourire qui lui montait aux lèvres. Sa grand-mère n’était quand même pas en train d’essayer de la caser avec un garçon six heures à peine après son arrivée ? Lena détestait ce genre de coup monté.

Effie avait l’air peinée pour sa sœur.

- Il s’appelle Kostos, insista Mamita, qui ne se rendait compte de rien. C’est le petit-fils de nos meilleurs amis et voisins.

En scrutant le visage de sa grand-mère, Lena soupçonna que cette idée géniale ne lui était pas venue comme ça. Elle devait comploter depuis un bon moment. Elle savait que les mariages arrangés étaient encore assez répandus en Grèce, surtout dans les îles, mais... mon Dieu !

Effie se mit à rire, un peu gênée.

- Hum, Mamita... Les garçons aiment beaucoup Lena, mais elle, elle est très difficile, tu sais.

Lena eut l’air choquée.

- Ah bon ? Merci, Effie !

Sa sœur haussa gentiment les épaules.

- Mais c’est vrai.

- Lena n’a pas encorne rencontré Kostos, fit Mamita d’un ton confiant. Tout le monde aime Kostos.

- Ma puce !

Le cœur de Carmen décolla plus vite que ses pieds lorsqu’elle vit son père qui lui faisait signe derrière la cloison de Plexiglas des arrivées. Ça faisait un peu cliché de courir comme ça dans un aéroport, mais c’était tellement bon.

- Hé, papa ! s’écria-t-elle en se jetant sur lui.

Elle savoura ce mot. La plupart des enfants l’utilisent constamment sans y penser. Mais Carmen était obligée de le ranger dans un coin, sans s’en servir, pendant tant de mois...

Il la serra dans ses bras juste assez longtemps. Quand il la relâcha, elle leva les yeux vers lui. Il était si grand, ça lui plaisait. Il prit le sac qu’elle portait en bandoulière bien qu’il soit tout léger. Elle sourit : il avait un certain style avec son sac turquoise à paillettes sur l’épaule !

- Alors, mon cœur, dit-il en lui passant le bras autour du cou, tu as fait bon voyage?

- Impeccable, répondit-elle en essayant de le suivre pour aller récupérer ses bagages.

Elle avait toujours du mal à s’accorder à son pas lorsqu’il marchait comme ça, en la tenant par les épaules, mais peu importe, elle adorait ça. Les filles qui voyaient leur père tous les jours pouvaient râler. Mais elle, elle ne voyait le sien que de rares fois dans l’année.

- Tu es toute belle, ma petite brioche. Et j’ai l’impression que tu as grandi, ajouta-t-il en posant la main sur sa tête.

- Oui, je fais un mètre soixante-douze et demi, presque soixante-treize, annonça-t-elle fièrement, heureuse d’être grande, comme lui.

- Waouh ! siffla-t-il du haut de son mètre quatre-vingt-dix. Waouh. Comment va ta mère ?

Il lui posait toujours cette question dans les cinq premières minutes.

- Ça va, répondit Carmen qui savait qu’il n’attendait pas une réponse détaillée.

Malgré le temps qui passait, sa mère était toujours d’une curiosité maladive au sujet de son père alors que lui ne demandait des nouvelles que par politesse.

La culpabilité s’insinuait, rongeait peu à peu, sans bruit, la joie de Carmen. Elle mesurait presque un mètre soixante-treize alors que sa mère atteignait à peine le mètre cinquante. Son père l’appelait « ma petite brioche» et lui disait qu’elle était belle, mais il se fichait de ce que devenait sa mère.

- Comment vont tes copines ? demanda-t-il alors qu’ils prenaient l’escalator.

Ils durent se serrer sur une marche car il la tenait toujours par le cou.

Il savait comme elles étaient proches, avec Tibby, Lena et Bridget. Il se souvenait toujours d’une fois sur l’autre de ce qu’elle lui avait raconté sur ses amies.

- Ce n’est pas un été comme les autres pour nous. C’est le premier où nous sommes séparées. Lena est en Grèce chez ses grands-parents, Bridget fait un stage de foot à Bahia California et Tibby est restée toute seule à Bethesda.

- Et toi, tu vas passer tout l’été ici, conclut-il avec une pointe de doute dans la voix.

- Oh oui, je suis tellement contente d’être là, soupira-t-elle. J’avais hâte, si tu savais... Mais ça fait bizarre... pas dans le mauvais sens du terme, bien sûr. Ça va nous faire du bien de mener un peu notre vie chacune de notre côté. Tu sais comment on est...

Elle s’aperçut qu’elle jacassait pour dissiper le léger malaise qui s’était installé. Elle en voulait à son père d’avoir un instant remis en cause leur projet pour l’été.

Il tendit le bras vers un tapis roulant où les bagages tournaient en rond.

- Je crois que c’est celui-ci.

Elle se rappela alors comment, à l’aéroport de Washington, il l’avait fait courir sur le tapis roulant en lui tenant les bras au-dessus de la tête. Mais un agent de sécurité les avait finalement interpellés et son père avait dû l’aider à descendre.

- C’est une grosse valise noire toute bête, avec des roulettes, expliqua-t-elle.

Ça paraissait étrange qu’il ne sache pas à quoi elle ressemblait car elle, elle l’avait toujours vu une valise à la main.

- La voilà ! s’écria-t-elle soudain.

Il se précipita pour l’attraper d’une main experte, comme s’il avait fait ça toute sa vie. Les paillettes de son sac turquoise scintillèrent.

Il portait la grosse valise à bout de bras au lieu de la rouler.

- Parfait! On y va!

Il lui indiqua le parking où il était garé.

- Tu as toujours ta Saab? lui demanda-t-elle.

C’était un des trucs qu’ils avaient en commun : ils s’intéressaient tous les deux aux voitures.

- Non, j’ai acheté un break au printemps dernier.

- Ah bon?

Là, elle ne comprenait vraiment pas.

- Et tu en es content ?

- Bah, ça fait l’affaire...., affirma-t-il en se dirigeant vers une grosse Volvo beige. (Sa Saab était rouge.) Allez, en voiture !

Il lui ouvrit la portière, la laissa s’installer et lui rendit son sac à main avant d’aller mettre sa valise dans le coffre. Où les pères apprenaient-ils ce genre de galanteries ? Pourquoi ne les enseignaient-ils pas à leurs fils ?

- Et la fin de l’année, à l’école, ça s’est bien passé ? lui demanda-t-il en manœuvrant pour sortir du parking.

Elle adorait lui faire un petit compte rendu de ses notes.

- Très bien. J’ai eu 17 en maths et en sciences nat, 16 en anglais et en français et 15 en histoire.

Sa mère trouvait qu’elle était trop stressée par les études mais son père, lui, s’intéressait beaucoup à ses résultats.

- Super, ma petite brioche ! La seconde, c’est une classe importante.

Il espérait qu’elle irait à la même université que lui, et il savait qu’elle le voulait aussi, même s’ils n’avaient jamais franchement abordé le sujet.

- Et le tennis?

La plupart des gens détestaient ce genre d’interrogatoire, mais Carmen se donnait à fond toute l’année en pensant aux réponses qu’elle lui ferait quand il lui poserait ces questions.

- Bridget et moi, on joue en double. On n’a perdu qu’un seul match.

Elle ne trouva pas nécessaire de lui dire qu’elle avait eu 11 en poterie (la note ne figurerait pas sur son bulletin), que le garçon dont elle était amoureuse avait invité Lena à la soirée de fin d’année ou qu’elle avait fait pleurer sa mère le dimanche de Pâques. Ils parlaient de ses réussites, rien d’autre.

- J’ai réservé un court pour samedi, annonça-t-il en entrant sur l’autoroute.

Carmen regarda le paysage. Elle retrouva les mêmes motels et les mêmes bâtiments qu’autour de n’importe quel aéroport, mais l’air semblait plus lourd, plus salé par ici. Elle se tourna vers son père. Il était déjà un peu bronzé, ce qui faisait ressortir ses yeux bleus. Elle aurait aimé en hériter, plutôt que d’avoir les yeux marron de sa mère. Il venait de se faire couper les cheveux, et sa chemise était toute propre et fraîchement repassée. Elle se demanda s’il avait eu une augmentation ou quelque chose comme ça.

- J’ai hâte de voir ton appartement, dit-elle.

- Mmm..., répondit-il d’un air absent, en jetant un coup d’œil dans le rétroviseur avant de changer de file.

- Tu ne trouves pas ça dingue que je ne sois jamais venue te voir avant?

Il était concentré sur la route.

- Tu sais, ma petite brioche, ce n’est pas que je ne voulais pas que tu viennes, mais je voulais être bien installé pour te recevoir.

Il y avait comme un air d’excuse dans ses yeux lorsqu’il la regarda.

Oh non ! Elle n’avait pas voulu le mettre mal à l’aise.

- Papa, je me fiche que tu sois bien installé ou non. Ne t’en fais pas. On va bien s’amuser, c’est tout ce qui compte !

Il sortit de l’autoroute.

- Je ne pouvais pas t’imposer cette vie de fou : bosser sans arrêt, vivre seul dans un studio, ne jamais manger à la maison.

- Mais justement, c’est ça que je veux, répliqua-t-elle du tac au tac. J’adore manger au resto. J’en ai assez de ma petite vie bien rangée.

Et elle le pensait.

C’était leur été, l’été de Carmen et Al.

Il se tut alors qu’ils s'enfonçaient dans une banlieue résidentielle aux petites rues bordées d’arbres et de grandes maisons victoriennes. De grosses gouttes de pluie vinrent s’écraser sur le pare-brise. Le ciel était tellement sombre qu’on avait l’impression qu’il allait bientôt faire nuit. Il ralentit et s’arrêta devant une imposante maison beige avec des volets gris-vert et un porche qui s’étendait sur toute la façade.

- Où on est? demanda Carmen.

Son père coupa le moteur et se tourna vers elle.

- C’est là que j’habite.

Il évitait son regard, comme pour ne pas y lire son immense surprise.

- Cette maison ? Ici ? Je croyais que tu vivais dans un appartement en ville.

- J’ai déménagé le mois dernier.

- Ah bon ? Mais pourquoi tu ne me l’as pas dit au téléphone ?

- Parce que... il s’est passé beaucoup de choses, ma petite brioche. Et je voulais t’en parler de vive voix.

Elle ne savait pas quoi penser de ce «beaucoup de choses». Elle plongea les yeux dans les siens.

- Alors ? Qu’est-ce que tu as à me dire ?

Carmen n’avait jamais trop aimé les surprises.

- On va d’abord entrer, d’accord ?

Il descendit de voiture et courut lui ouvrir sa portière avant qu’elle ait le temps de répondre. Il ne déchargea pas sa valise mais étendit son manteau au-dessus de leurs têtes tandis qu’ils grimpaient l’escalier de pierre qui menait à la maison. Il lui prit le bras et la conduisit vers les marches en bois du perron.

- Attention, ça glisse quand il pleut, la prévint-il.

Comme s’il avait toujours vécu là.

Le cœur de Carmen battait à tout rompre. Quelle surprise pouvait-il bien lui réserver ? Elle sentit la petite pomme de l’avion dans son sac.

Son père ouvrit la porte sans frapper.

- Nous voilà! annonça-t-il.

Carmen se rendit compte qu’elle retenait son souffle. A qui s’adressait-il ?

La réponse ne se fit pas attendre : une femme entra dans la pièce, suivie d’une fille qui devait avoir à peu près l’âge de Carmen. Tandis qu’elles l’embrassaient, elle resta pétrifiée, clouée sur place par la surprise. Elles furent vite rejointes par un grand jeune homme d’environ dix-huit ans. Il était blond, large d’épaules, une vraie carrure d’athlète. Heureusement, il ne lui fit pas la bise.

- Lydia, Krista, Paul, je vous présente ma fille, Carmen, annonça son père.

C’était étrange d’entendre son prénom dans sa bouche. D’habitude, il l’appelait toujours «ma puce »,« mon cœur» ou «ma petite brioche». Mais jamais Carmen. Sans doute parce que c’était le prénom de sa grand-mère portoricaine, pensait-elle. Après le divorce, Carmen senior avait envoyé des lettres assez virulentes à son père. Sa grand-mère paternelle, elle, était morte. Elle s’appelait Mary.

Ils la regardaient tous en souriant, attendant visiblement quelque chose. Mais elle n’avait aucune idée de ce qu’elle devait dire ou faire.

- Carmen, je te présente Lydia...

Silence.

-... ma fiancée. Et voici Krista et Paul, ses enfants.

Carmen ferma les yeux puis les rouvrit. Les petites lampes tamisées de la pièce étoilaient son champ de vision de taches flottantes.

- Mais... depuis quand tu as une fiancée? demanda-t-elle dans un murmure.

Elle était consciente que ce n’était pas une façon très polie de formuler les choses.

Son père se mit à rire.

- Le 24 avril, pour être exact. J’ai emménagé ici en mai.

- Et tu vas te marier ?

Elle savait que c’était une question affreusement stupide.

- En août. Le 19.

- Oh.

- C’est dingue, hein ?

- Complètement dingue, répéta-t-elle d’une toute petite voix, mais pas sur le même ton.

Quand Lydia lui prit la main, Carmen eut l’impression qu’elle se détachait de son poignet.

- Nous sommes tellement heureux de t’accueillir ici pour l’été, Carmen. Viens, entre et mets-toi à l’aise. Voudrais-tu quelque chose à boire, un soda ou une tasse de thé? Albert va te montrer ta chambre pour que tu puisses t’installer.

Albert? Personne n’appelait jamais son père Albert. Qu’est-ce que c’était que cette histoire ? Elle n’avait aucune envie de s’installer. Que faisait-elle dans cette maison ? Pas question qu’elle passe l’été ici.

- Carmen ? reprit son père. Un thé ? Un soda ?

Elle se tourna vers lui, les yeux écarquillés, sans comprendre, et hocha la tête.

- Quoi? Tu veux les deux?

Elle jeta un œil à la cuisine. Des appareils en acier chromé, des trucs de riches. Un tapis d’Orient sur le sol. Franchement, qui irait mettre un tapis oriental dans sa cuisine?

Au plafond, un ventilateur de style colonial tournait lentement. Elle entendait la pluie battre contre la vitre.

- Carmen ? Carmen ? insista son père, qui commençait à s’impatienter.

Elle s’aperçut que Lydia attendait sa réponse.

- Désolée, murmura-t-elle. Je ne vais rien prendre. Pourriez-vous me dire où je pourrais poser mes affaires, s’il vous plaît ?

Son père eut l’air peiné. Mais voyait-il la peine qu’elle avait, elle ? L’avait-il remarquée?

- Oui, viens avec moi, répondit-il. Je vais te montrer ta chambre puis je te monterai ta valise.

Elle le suivit dans les escaliers moquettés, ils passèrent devant trois chambres et entrèrent dans la quatrième, qui donnait sur l’arrière de la maison. Moquette pêche, meubles anciens et deux boîtes de Kleenex en plastique transparent, une sur le bureau et une sur la table de nuit. Bien sûr, il y avait des rideaux à fleurs et un couvre-lit assorti. Et Carmen aurait parié un million de dollars qu’il y avait un gâteau en train de cuire dans le four de la cuisine.

- C’est la chambre d’amis? demanda-t-elle.

- Oui, répondit-il sans comprendre ce qu’elle voulait dire. Bon, je te laisse t’installer, dit-il en employant pour la deuxième fois cette expression idiote. Je te monte ta valise.

Il se dirigea vers la porte.

- Hé, papa?

Il se retourna, l’air méfiant.

- C’est juste que...

Sa voix se brisa.

Elle voulait lui dire que c’était un peu exagéré de la mettre devant le fait accompli comme ça. Que c’était un peu dur de se retrouver chez des inconnus sans être prévenue.

Mais ses yeux la suppliaient de ne pas le faire. Elle le sentait plus qu’elle ne le voyait. Il avait juste voulu que ça se passe bien entre eux.

- Rien, conclut-elle dans un souffle.

Elle le regarda quitter la pièce, comprenant qu’elle était comme lui, dans un certain sens. Quand elle était avec lui, elle ne voulait pas aborder les sujets qui faisaient mal.

 

Chère Bee

Le fabuleux été de Carmen et Al a tourné court. Désormais, mon père s’appelle Albert. Il va épouser Lydia, vit dans une maison pleine de boîtes de kleenex design et joue les pères modèles pour deux gosses blonds. Adieu tous mes beaux projets. Je ne suis qu’une invitée dans la chambre d’amis d’une famille qui ne sera jamais la mienne.

Désoler, bee. Une fois encore, je me comporte en égoïste. Je sais que je suis un gros bébé, mais j’ai le cœur en bouillie. Je déteste les surprises.

Je t’aime tant, tu me manques

Carmen

 

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Lena ?

Lena leva les yeux de son journal en voyant sa sœur apparaître à la porte de sa chambre. Effie vint s’asseoir sur son lit.

- Les gens sont arrivés, tu sais. La fête commence.

Lena avait bien entendu des voix en bas, mais sa mauvaise foi aurait pu lui faire soutenir le contraire.

- Il est là, poursuivit sa sœur d’un air entendu.

- Qui ça?

- Kostos.

- Et alors?

Effie la regarda dans les yeux.

- Lena, je ne plaisante pas, il faut que tu le voies.

- Pourquoi?

Elle se pencha vers sa grande sœur, en appui sur les coudes.

- Je sais ce que tu penses. Tu te dis que c’est juste... le petit chouchou de Mamita mais, sincèrement, Lena, il est... il est...

Quand Effie se laissait emporter par l’émotion, elle ne finissait jamais ses phrases.

- Il est quoi?

- Il est...

Lena haussa un sourcil.

-... in-cro-ya-ble.

Naturellement, Lena était un peu intriguée, mais jamais elle ne l’aurait avoué.

- Et je ne suis pas venue en Grèce pour trouver un petit ami

- Bon, alors il est pour moi ?

Lena sourit enfin.

- Oui, Effie. Mais ce n’est pas gênant que tu aies déjà un petit copain?

- J’en avais un... jusqu’à ce que je rencontre Kostos.

- Il est si génial que ça ?

- Tu verras.

Lena se leva.

- Alors, allons-y.

C’était parfait : on lui avait tellement vanté ce fameux Kostos qu’elle serait sûrement déçue en le voyant.

Effie la retint.

- Tu avais dit à Mamita que tu montais te changer !

- Ah oui, c’est vrai.

Lena fouilla dans son sac. Il faisait plus frais maintenant que le soleil s’était couché. Elle enfila un col roulé marron - ce qu’elle avait trouvé de moins sexy dans toute sa garde-robe - et se fit une queue-de-cheval bien sévère. Enfin, bon, elle portait toujours le jean.

- Tu sais, ce jean doit vraiment être magique, s’extasia Effie. Tu es terrible avec. Encore mieux que d’habitude.

- Merci, répliqua Lena. Allez, on y va.

- C’est partiiii !

Finalement, Kostos ne la déçut pas. Il était grand. Il avait déjà l’air d’un homme : on lui donnait au moins dix-huit ans. Et il était assez beau pour la rendre méfiante.

D’accord, Lena se méfiait de beaucoup de choses. Mais particulièrement des garçons. Elle les connaissait bien : pour eux, il n’y avait que le physique qui comptait. Ils vous faisaient croire que vous étiez amis pour gagner votre confiance et, dès que c’était fait, en avant le pelotage ! Pour attirer votre attention, ils vous racontaient qu’ils voulaient bosser leur histoire avec vous ou donner leur sang pour votre association mais, dès qu’ils avaient compris que vous ne vouliez pas sortir avec eux, brusquement, ils se fichaient complètement du Moyen Age et de la dramatique pénurie de sang. Encore pire, ils pouvaient aller jusqu’à sortir avec une de vos meilleures amies pour se rapprocher de vous sans craindre de lui briser le cœur lorsqu’elle découvrirait la vérité. Lena préférait les garçons quelconques à ceux qui étaient un peu trop mignons. Et encore, même les plus quelconques la décevaient parfois.

Elle avait conçu une théorie selon laquelle la plupart des filles supportaient les garçons juste parce qu’elles avaient besoin qu’on leur dise qu’elles étaient jolies, pour se rassurer sur leur physique. Et s’il y avait bien une chose, peut-être la seule, sur laquelle Lena n’avait pas besoin d’être rassurée, c’était bien son physique.

Ses amies la surnommaient Aphrodite, déesse de l’amour et de la beauté. Pour la beauté, c’était plus ou moins bien vu, mais pour l’amour, alors là, c’était une blague. Lena n’était pas le moins du monde romantique.

- Lena, je te prrrésente Kostos, dit Mamita.

On voyait bien qu’elle essayait de garder son calme alors qu’elle était au bord de l’infarctus.

- Kostos, voici ma petite-fille, Lena, poursuivit-elle théâtralement, comme si elle dévoilait au gagnant d’un jeu télévisé la superbe voiture rouge qu’il venait de remporter.

Lena lui tendit la main d’un air guindé, coupant court à toute démonstration de spontanéité grecque en évitant un baiser.

En lui rendant sa poignée de main, Kostos la dévisagea. Elle voyait bien qu’il essayait de croiser son regard, mais elle garda les yeux obstinément baissés.

- Kostos va partir étudier à l’université de Londres l’automne prochain, se vanta Mamita comme s’il s’agissait de son propre petit-fils. Il a joué un match amical contre l’équipe nationale de football. Nous sommes tous tellement fiers de lui!

C’était au tour de Kostos de baisser les yeux.

- Valia est encore pire que ma grand-mère, murmura-t-il.

Lena nota qu’il avait un léger accent mais qu’il parlait parfaitement anglais.

- Mais cet été, Kostos aide son bapi, annonça Mamita en essuyant une petite larme (si, si !). Bapi Doumas a des ennuis avec son... (Elle tapota son cœur.) Du coup, Kostos a annulé ses vacances pour rester ici lui donner un coup de main.

Maintenant, le pauvre garçon avait franchement l’air mal à l’aise. Lena eut soudain pitié de lui.

- Valia, Bapi n’a jamais été en aussi bonne forme ! protesta-t-il. J’ai toujours aimé travailler à la forge.

Lena savait qu’il mentait et elle trouva ça chouette de sa part. Puis elle eut une idée.

- Kostos, est-ce qu’on t’a présenté ma sœur, Effie ?

Comme Effie tournait autour d’eux depuis un bon moment, elle n’eut qu’à tendre la main pour la tirer par la manche,

Kostos sourit.

- On voit que vous êtes sœurs, remarqua-t-il.

Lena aurait voulu l’embrasser. Bizarrement, les gens soulignaient toujours leurs différences au lieu de chercher leurs points communs. Les Grecs avaient peut-être une autre façon de voir les choses...

- Qui est la plus âgée ? demanda-t-il.

- Je suis la plus âgée, mais Effie est la plus sympa, répliqua Lena.

- Oh, Lena, arrrête ! grommela sa grand-mère.

- Elle n’a qu’un an de plus, intervint Effie. Quinze mois, pour être exacte.

- Mmm, je vois, fit Kostos.

- Effie n’a que quatorrrze ans, souligna Mamita. Alors que Lena fêtera ses seize ans à la fin de l’été.

- Et toi, tu as des frères et sœurs? demanda Effie, pressée de changer de sujet.

Brusquement, Kostos se rembrunit.

- Non, il n’y a que moi.

- Oh, firent les deux filles.

A en juger par son expression, Lena se dit que ce devait être plus compliqué que ça et elle croisa les doigts pour qu’Effie la curieuse n’insiste pas. Elle n’avait aucune envie de s’engager dans ce genre de conversation intime.

- Kostos... euh... joue au foot, dit-elle soudain, juste pour couper court à toute initiative maladroite.

- Joue au foot? répéta sa grand-mère, faussement scandalisée. C’est un champion, oui ! C’est un véritable hérrros ici, à Oia.

Kostos éclata de rire et les filles en firent autant.

- Bon, les jeunes, je vous laisse discuter, fit Mamita avant de disparaître.

Lena se dit que c’était l’occasion de laisser Kostos et Effie seuls.

- Je vais chercher à manger, annonça-t-elle.

Puis elle alla s’installer devant la maison pour se régaler d’olives et de délicieuses feuilles de vigne fourrées baptisées dolmad.es. Jamais les nombreux plats grecs qu’elle avait mangés dans le Maryland n’avaient eu ce goût-là.

Kostos glissa un œil par l’entrebâillement de la porte.

- Ah, tu es là ! Tu aimes rester toute seule ?

Elle hocha la tête. Elle s’était surtout assise là parce qu’il n’y avait qu’une seule et unique chaise.

- Mmm, je vois.

Ses cheveux étaient bruns ondulés et ses yeux vert doré. Il avait une légère bosse sur l’arête du nez. Il était vraiment très, très beau.

«Va-t’en», le supplia-t-elle intérieurement.

Kostos s’engagea dans la ruelle.

- J’habite là, dit-il en désignant une façade blanche, cinq maisons plus bas environ.

Au deuxième étage, un balcon de fer forgé peint d’un vert éclatant retenait une avalanche de fleurs.

- Ouh là ! Ça fait loin ! s’exclama-t-elle.

Il sourit.

Elle allait lui demander s’il vivait avec ses grands-parents, mais elle se ravisa en réalisant que ce serait engager la conversation.

Il s’appuya contre le mur blanchi à la chaux. Et dire qu’on racontait que les Grecs étaient petits !

- On va se promener? proposa-t-il. Je te montrerai Ammoudi, le petit village au pied de la falaise.

- Non, merci.

Elle ne prit même pas la peine d’inventer une excuse. Elle avait appris depuis longtemps que les garçons interprétaient les excuses comme une raison de plus d’insister.

Il la dévisagea un moment, sans cacher sa déception.

- Bon, ce sera pour une autre fois, alors, dit-il finalement.

Elle aurait voulu qu’il retourne à l’intérieur pour proposer à Effie d’aller voir Ammoudi mais, au lieu de cela, il descendit lentement la ruelle et rentra chez lui.

«Désolée, tu n’aurais pas dû me demander ça, lui dit-elle mentalement. Sinon, j’aurais peut-être pu t’aimer... »

Il s’avéra qu’il y avait des garçons au camp de foot. Il y avait un garçon. Non, il y en avait plusieurs mais, pour Bridget, un seul comptait.

Et, visiblement, c’était un entraîneur. Il était de l’autre côté du terrain, en train de discuter avec Connie. Il avait les cheveux raides, bruns et la peau mate. D’origine hispanique, peut-être. Agile et musclé, il devait jouer milieu de terrain. Même à cette distance, il avait des traits vraiment fins pour un entraîneur de foot. Bref, il était beau.

- Ce n’est pas poli de fixer les gens comme ça.

Bridget se retourna avec un grand sourire aux lèvres.

- Je ne peux pas m’en empêcher.

Ollie hocha la tête.

- Il est carrément sexy.

- Tu le connais?

- Oui, l’an dernier, il assistait l’entraîneur de notre équipe, expliqua Ollie. On a bavé d’envie tout l’été.

- Il s’appelle comment ?

- Eric Richman. Il vient de Los Angeles. Il joue dans l’équipe de l’université Columbia. Il doit être en deuxième année.

Il était donc plus vieux qu’elle, mais pas tant que ça.

- Ne t’emballe pas, lui conseilla Ollie qui Usait dans ses pensées. Le camp a des règles très strictes là-dessus. Et il les suit, bien que plusieurs filles aient essayé de le détourner du droit chemin.

- Rassemblement ! cria alors Connie.

Bridget détacha ses cheveux. Ils tombèrent sur ses épaules, attirant les rayons du soleil. Puis elle rejoignit Connie qui les attendait avec les autres entraîneurs.

- Je vais former les équipes, annonça-t-elle.

Comme tous ceux qui faisaient ce métier depuis longtemps, elle avait une voix puissante qui portait loin.

- C’est très important, OK ? Vous allez passer deux mois avec votre équipe, des premiers entraînements jusqu’au championnat de la Coyote Cup, à la fin de l’été, OK ? Alors apprenez à vous connaître et à vous aimer.

Elle jeta un regard circulaire aux filles qui l’entouraient.

- Vous savez toutes que le football, ce n’est pas une question de joueurs, mais d’équipe.

Tout le groupe l’acclama. Bridget adorait ce genre de discours. Elle savait que c’était du bla-bla mais, sur elle, ça avait toujours marché. Elle imagina Tibby lever les yeux au ciel.

- Avant de désigner les équipes, je vais vous présenter les entraîneurs, les assistants et les soigneurs.

Connie les passa en revue en résumant brièvement le parcours de chacun et termina par Eric. Bridget eut l’impression qu’il recueillait plus d’applaudissements que les autres, mais ce n’était peut-être que dans sa tête...

Elle expliqua que les filles seraient réparties en six équipes sans rapport avec le numéro de leur bungalow. Elle leur donnerait un maillot à la couleur de leur groupe quand elle les appellerait. Pour l’instant, on numéroterait les équipes de un à six mais, par la suite, elles auraient l’honneur de se trouver un nom. Bla, bla, bla... Connie désigna un entraîneur, un assistant et un soigneur pour chaque équipe. Eric s’occuperait de la quatre.

«Pourvu que je sois dans celle-là », supplia Bridget en silence.

Connie consulta le bloc dont elle ne se séparait jamais.

- Aaron, Susanna, équipe cinq.

Pas la peine de s’exciter : elle appelait les filles par ordre alphabétique. Bridget se surprit à détester chacune de celles qui étaient envoyées dans l’équipe quatre.

Enfin, Connie arriva aux V.

- Vreeland, Bridget, équipe trois.

Grave déception. Mais, quand Bridget s’approcha pour prendre ses trois maillots verts, elle nota avec plaisir qu’Eric, si incorruptible soit-il, n’était pas insensible à ses cheveux.

 

Carma,

Il n’y a qu’à moi que ça arrive ce genre de truc : réussir à tomber amoureuse dans un camp où il n’y a quasiment que des filles ! Je ne lui ai pas encore parlé. Il s’appelle Eric. Et il est trôôôôôp bôôôôô. Il me le faut.

Je suis sûre qu’il te plairait. Mais, de toute façon, il est à moi, rien qu’à moi !

Je suis complétement  folle. Bon, je vais nager. C’est tellement romantique, cet endroit.

Bee

 

Description : C:\Users\Jessica\Desktop\14 filles et 1 jeans_files\14 filles et 1 jeans-16.jpg



Je meurs à petit feu dans ce magasin », se dit Tibby en passant son  deuxième après-midi sous les néons bourdonnants de Wallman. Ce boulot n’allait sûrement pas précipiter sa mort, mais elle serait sans aucun doute lente et pénible.

«Pourquoi il n’y a jamais de fenêtres dans ces magasins?» se demandait-elle. Peut-être craignaient-ils que la vue d’un rayon de soleil donne à leurs employés séquestrés et pâlichons des envies d’évasion...

Aujourd’hui encore on l’avait affectée à l’allée deux. Cette fois, sa mission était de mettre en rayon des couches gériatriques. Mais qu'est-ce qui se passait entre elle et les couches, en ce moment? La veille au soir, sa mère lui avait demandé d’utiliser sa réduction spéciale employée pour acheter des couches à ses frères et sœurs. Elle n’avait pas avoué qu’elle n’y avait déjà plus droit.

Alors qu’elle empilait les paquets de Dépendance, son corps et son cerveau s’étaient mis en veille. Elle imaginait le tracé de son électroencéphalogramme, complètement plat. Elle était en train de mourir, lentement mais sûrement.

Soudain, un bruit fracassant lui fit tourner la tête. Médusée, elle vit une fille tomber sur sa pyramide de déodorants, qui s’écroula comme un château de cartes. Bizarrement, la fille n’essaya pas de se rattraper, elle s’étala de tout son long et sa tête heurta le sol avec un bruit sourd. Chtonck !

«Oh, mon Dieu !» pensa Tibby en courant à son secours. Elle avait l’impression de regarder la scène à la télé plutôt que de la vivre. Les déo-billes roulaient dans tous les sens. La fille devait avoir dans les dix ans. Elle avait les yeux fermés, ses cheveux blonds s’étalaient en éventail sur le sol. «Si ça se trouve, elle est morte», se dit Tibby, paniquée. Elle se souvint alors de son casque.

- Allô ? Allô ? cria-t-elle, en appuyant sur tous les boutons.

Si seulement elle savait comment ce maudit truc fonctionnait !

Elle piqua un sprint jusqu’à la caisse principale en criant :

- Vite, il y a eu un accident dans l’allée deux. Appelez les secours !

C’était rare qu’elle prononce autant de mots d’affilée sans y glisser une pointe de sarcasme.

- Une fille s’est évanouie dans l’allée deux.

Voyant que Brianna avait pris le téléphone, Tibby retourna auprès de la fille. Elle était toujours par terre, immobile. Tibby lui prit la main pour lui tâter le pouls. Elle avait l’impression de se retrouver projetée dans une série télé. Ah, elle avait un pouls. Elle allait regarder si la fille avait un porte-monnaie, ou des papiers sur elle, mais elle se ravisa. Il valait mieux ne rien toucher avant l’arrivée de la police, non? Oh non, ça, c’était en cas de meurtre. Elle était en train de confondre Urgences et Colombo. C’était bon, elle pouvait y aller, alors. Elle trouva un portefeuille. Il fallait prévenir les parents de cette fille qu’elle était tombée dans les pommes au milieu du magasin.

Il y avait une carte de bibliothèque. Un thème astral découpé dans un magazine. La photo d’une gamine qui souriait de toutes ses dents, avec écrit « Gros bisous, Maddie » derrière. Quatre billets de un dollar. Bref, rien d’intéressant. Exactement le genre de trucs que Tibby avait dans son portefeuille à cet âge-là.

Juste à ce moment, trois types du SAMU déboulèrent dans l’allée avec une civière. Deux d’entre eux se penchèrent sur la fille tandis que l’autre étudiait son bracelet médical en argent. Tibby n’avait pas pensé à regarder ses poignets.

Le troisième homme s’intéressa ensuite à elle.

- Vous avez vu ce qui s’est passé? lui demanda-t-il.

- Pas vraiment. J’ai entendu un bruit et, quand je me suis retournée, je l’ai vue s’effondrer sur l’étalage. Elle s’est cognée la tête par terre. Je crois qu’elle s’est évanouie.

Le type du SAMU ne la regardait plus, il avait baissé les yeux vers le portefeuille qu’elle avait gardé à la main.

- Qu’est-ce que c’est ?

- Ça ? Oh... euh... son portefeuille.

- Vous lui avez pris son portefeuille ?

Tibby écarquilla les yeux. Elle venait de comprendre ce qu’il était en train de s’imaginer.

- Non, mais je... je voulais juste...

- Approchez et donnez-le-moi gentiment alors, lui dit l’homme d’un ton anormalement calme.

C’était de la paranoïa ou il la traitait comme une criminelle?

Tibby n’avait pas le cœur de lui clouer le bec avec une de ses répliques habituelles. Là, elle avait plutôt envie de pleurer.

- Je cherchais son numéro de téléphone, expliqua-t-elle en lui tendant le portefeuille. Pour prévenir ses parents.

Le regard de l’homme s’adoucit.

- Pourquoi n’iriez-vous pas vous asseoir une minute pendant que nous la montons dans l’ambulance ? L’hôpital se chargera de contacter ses parents.

Le portefeuille à la main, Tibby suivit les ambulanciers et la civière dehors En deux temps, trois mouvements, ils la chargèrent dans leur véhicule. A la tache humide sur son jean, elle remarqua alors que la fille s’était fait pipi dessus. Elle détourna la tête, comme lorsqu’elle voyait un inconnu pleurer. S’évanouir et s’assommer, passe encore, mais là, c’était vraiment trop gênant.

- Je peux venir?

Tibby ne savait pas pourquoi elle avait posé cette question. Ce qui l’inquiétait, c’était que la fille se réveille entourée d’affreux types du SAMU. Ils lui firent donc de la place pour qu’elle puisse s’asseoir à côté d’elle. Elle lui prit la main, une fois de plus sans trop savoir pourquoi. Elle se disait juste que, si elle avait été à sa place, sur ce brancard, elle aurait aimé qu’on lui tienne la main.

Au croisement des avenues Wisconsin et Bradley, la fille reprit connaissance. Elle regarda autour d’elle en clignant des yeux, hébétée. Elle serra la main de Tibby dans la sienne puis leva la tête pour voir à qui appartenait cette main. En la découvrant, elle eut l’air perplexe, puis sceptique. Elle fixa son badge «Bonjour, je m’appelle Tibby ! » et sa blouse verte avec de grands yeux. Puis elle se tourna vers l’ambulancier qui était assis de l’autre côté et demanda :

- Pourquoi une vendeuse de Wallman me tient la main ?

On frappa à la porte. Carmen se redressa. Sa valise était ouverte à côté d’elle, par terre, mais elle n’avait pas commencé à la défaire.

- Oui?

- Je peux entrer?

Elle était persuadée que c’était Krista.

«Non, va-t’en!»

- Euh, ouais...

La porte s’ouvrit timidement.

- Carmen ? C’est... hum, l’heure du dîner ?Tu es prête ? demanda Krista.

Elle passa juste la tête par l’entrebâillement de la porte. Carmen sentit l’odeur sucrée de son brillant à lèvres. Elle soupçonnait Krista d’être une de ces personnes qui ne s’expriment que par questions. Même ses phrases affirmatives avaient un ton interrogatif.

- Je descends dans une minute.

Krista referma la porte.

Carmen se rallongea un moment sur le sol. Comment en était-elle arrivée là ? Comment était-ce possible ? Elle s’imagina l’autre Carmen, celle qui, dans un univers parallèle, mangeait un bon hamburger avec son père dans un bar en ville, avant de le défier au billard. Elle était jalouse de cette fille-là.

Elle se traîna jusqu’au rez-de-chaussée et découvrit une table dressée comme dans un grand restaurant. Elle s’y installa. Plusieurs fourchettes dans un trois-étoiles, passe encore, mais chez soi ? Devant elle s’alignaient une batterie de plats sous cloche qui gardaient au chaud tout un assortiment de spécialités maison. Côtelettes d’agneau, pommes de terre au four, courgettes sautées et poivrons rouges, carottes râpées et pain chaud. Carmen sursauta quand Krista voulut lui prendre la main.

Elle la retira machinalement.

Krista s’empourpra.

- Désolée, murmura-t-elle. On se tient la main pour dire les grâces.

   Carmen regarda son père qui donnait tranquillement une main à Paul, il lui tendit l’autre. « Bon, d’accord, ils font ce qu’ils veulent, mais... nous aussi, non ? avait-elle envie de lui dire. Nous aussi, on forme une famille, n’est-ce pas ? »

    A contrecœur, elle tendit la main à cette étrangère. Son père avait toujours refusé de se convertir au catholicisme, alors que ça aurait tellement fait plaisir aux parents de son ex-femme, et le voilà qui disait les grâces !

    Carmen fut triste pour sa mère. Maintenant, elles remerciaient Dieu pour chaque repas, mais lorsque son père vivait encore avec elles, il n’en était pas question.

   Elle dévisagea Lydia. Quelle sorte de pouvoir avait donc cette femme?

   - Lydia, c’est délicieux, dit son père.

   - C’est extra, renchérit Krista.

    Carmen sentit que son père la fixait. Elle était censée dire quelque chose. Mais elle se contenta de mâcher en silence.

    Paul ne disait rien. Il lui jeta un regard puis baissa les yeux.

    La pluie battait les carreaux. L’argenterie crissait et les dents mastiquaient.

   - Tu sais, Carmen, risqua Krista, tu n’es pas du tout comme j’imaginais ?

   Carmen avala une grosse bouchée tout rond puis elle s’éclaircit la gorge.

   - Tu veux dire que j’ai l’air d’une Portoricaine ? répliqua-t-elle en la défiant du regard.

   Avec un petit rire nerveux, Krista battit en retraite.

   - Non, pas du tout. Je voulais juste dire que... tu es brune, tu vois... avec les yeux noirs et les cheveux ondulés, quoi ?

   «Et que j’ai la peau mate et un gros cul ? » avait envie d’ajouter Carmen.

- C’est vrai, dit-elle, j’ai l’air d’une Portoricaine, comme ma mère. Ma mère est portoricaine. C’est une Hispano, quoi. Mais mon père a peut-être oublié de mentionner ce détail.

Krista reprit la parole d’une voix à peine audible.

- Euh... je ne savais pas... Je...

Sa phrase se termina dans un marmonnement adressé à son assiette.

- Carmen a hérité de ma taille et de ma bosse des maths, intervint son père.

C’était assez pitoyable, mais Carmen lui en fut tout de même reconnaissante.

Lydia hocha la tête d’un air grave. Paul n’ouvrit toujours pas la bouche.

- Alors, Carmen...

Lydia posa sa fourchette sur son assiette.

-... Ton père m’a dit que tu étais une grande joueuse de tennis.

Il se trouve que Carmen avait la bouche pleine à ce moment-là. Il lui fallut cinq bonnes minutes pour mâcher et avaler.

Un maigre «Je me défends» fut le résultat de cette pénible séance de mastication.

Carmen savait bien qu’elle exagérait. Elle aurait pu développer ou répondre par une autre question. Mais elle était en colère. Elle était tellement en colère qu’elle ne se reconnaissait plus. Elle ne voulait pas que la cuisine de Lydia soit si bonne. Elle ne voulait pas que son père l’apprécie autant. Elle ne voulait pas que Krista soit si mignonne avec son petit cardigan bleu lavande. Elle aurait voulu que Paul dise quelque chose au lieu de rester là à la regarder comme si elle était folle. Elle détestait ces gens. Elle n’avait pas envie d’être là. Soudain, la tête lui tourna. Elle sentit l’angoisse lui nouer l’estomac. Elle avait des palpitations.

Elle se leva.

- Je peux appeler maman? demanda-t-elle à son père.

- Bien sûr, répondit-il en se levant aussi. Tu n’as qu’à téléphoner de la chambre d’amis.

Elle quitta alors la table sans ajouter un mot et se précipita au premier étage.

- Maman ! sanglotait-elle dans le combiné une minute plus tard.

Depuis la fin des cours, elle avait pris de plus en plus de distances avec sa mère, pour se préparer à passer l’été avec son père. Mais, maintenant, elle avait besoin d’elle.

- Qu’est-ce qui se passe, ma puce ?

- Papa va se marier. Il a une nouvelle famille, maintenant. Avec une femme, deux enfants blonds et une belle maison. Qu’est-ce que je fais là?

- Oh, Carmen. Bon sang. Il va se marier, alors ? Avec qui ?

Sa mère s’inquiétait pour elle, mais sa curiosité l’emportait. Elle ne pouvait pas s’en empêcher.

- Oui, en août. Elle s’appelle Lydia.

- Lydia comment ?

- Je ne sais même pas.

Carmen se jeta sur le couvre-lit à fleurs.

Sa mère soupira.

- Et les enfants, ils sont comment ?

- Je ne sais pas. Blonds. Sages.

- Ils ont quel âge?

Carmen n’avait pas envie de répondre à toutes ces questions. Elle avait envie de jouer les bébés. Elle avait envie de se faire plaindre.

- Ce sont des ados. Le garçon est plus vieux que moi. Je ne sais pas exactement.

- Mmm... Il aurait dû t’en parler avant que tu partes là-bas.

Carmen sentait la colère poindre dans la voix de sa mère. Mais elle n’avait pas envie de discuter de ça maintenant,

- C’est bon, maman. Il a dit qu’il préférait me le dire de vive voix. C’est juste que... je n’ai pas envie de rester ici.

- Oh, ma chérie, tu es déçue de ne pas avoir ton papa pour toi toute seule.

Si on présentait les choses comme ça, l’indignation de Carmen perdait toute sa dimension.

- Ce n’est pas ça, gémit-elle. Mais ils sont si...